Prix Goncourt. Proust contre Dorgelès, Céline contre Mazeline, deux batailles parmi tant d’autres…

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Chaque année les récompenses littéraires tombent, comme les feuilles en automne. Parmi les six cents prix décernés en 2019, selon le magazine Livres-Hebdo, – soit quasiment un prix tous les deux jours ! – c’est le mois de novembre qui regroupe les récompenses les plus prestigieuses, prix Goncourt en tête, créé en 1892 par les frères Goncourt.

En 1919, au lendemain de la Grande Guerre, la bataille est rude, lancée par les partisans du roman, à la tonalité martiale et rugueuse, de Roland DorgelèsLes Croix de bois. Ses admirateurs vont guerroyer pour faire rendre gorge aux partisans du livre de Marcel Proust, séduits, eux, par la finesse et la tendresse d’« À l’ombre des jeunes filles en fleurs ». En cette année de paix retrouvée, les esprits continuent donc de s’échauffer, sur le terrain, plus pacifié, de la littérature !

Quels sont ces jurés qui ont croisé le fer ? Des écrivains et essayistes dont la notoriété le plus souvent s’est largement évanouie avec le temps : Jean Ajalbert, jugé en 1945 pour ses sympathies collaborationnistes, qui écrira un essai sur « Les Mystères de l’académie Goncourt », Emile Bergerat, élu, le malheureux, quand il devint quasi aveugle, Elémir Bourges, méprisé par Jules Renard qui le traitait de « pauvre vieillerie », Henry Céard, auteur de Sonnets de guerre, bien de circonstance, Léon Daudet, succédant à son père – quoi d’étonnant dans une famille de monarchistes ! -, Lucien Descaves qui « snobera » l’académie tant que son ami Courteline n’en sera pas lui aussi, Gustave Geffroy, un critique d’art qui en présidera le jury, Léon Hennique exécuteur testamentaire des Goncourt, auteur de « L’Argent d’autrui », Rosny-aîné, créateur d’un roman renaissant de nos jours grâce au cinéma, La Guerre du feu, enfin Rosny-jeune, admirateur et défenseur du roman de Proust.

En cette année de paix retrouvée, pas moins d’une trentaine de livres sont en lice, et pour beaucoup d’entre eux la guerre en est le sujet ou le décor. Le roman de Proust paraît en juin 1919, soutenu, étonnamment, avec passion par Léon Daudet, partisan de la très activiste et droitière Action française et, contre toute attente, support de ce dreyfusard de Proust, juif lui-même par sa mère, et ami de son frère Lucien.

Le vote final est vite conclu autour de la table du Restaurant Drouant : trois petits tours suffiront pour que le roman de Proust soit déclaré vainqueur avec six voix contre quatre aux Croix de bois de Dorgelès. Proust est heureux. Et surpris de recevoir près d’un millier de lettres de félicitations. Autant de courriers qui détonneront dans un concert de critiques. Car c’est Dorgelès, ancien engagé volontaire, qui méritait le prix, s’insurge vite une bonne partie de la presse. Et ce sont les dames du jury Vie heureuse, ancêtre du Prix Femina, qui distingueront le livre de Dorgelès. Qui le refusera ! Un livre de guerre n’a pas à être couronné par… des femmes ! Et, rappelle-t-on rageusement, les frères Goncourt voulaient qu’on attribue le prix à un auteur jeune. Proust n’a-t-il pas déjà quarante-sept ans quand le prix lui est attribué ? Dorgelès a près de quinze ans de moins. « Place aux vieux ! » titrera méchamment le quotidien communiste L’Humanité. Et puis Proust est riche, du moins le croit-on, n’aurait-il pas alors les moyens d’acheter quelques membres du jury ? Le quotidien Le Populaire ne s’en prive pas, qui écrit le 12 décembre : « Il y a dans le monde des lettres à Paris six hommes dont la reconnaissance est fonction de leur digestion à l’ombre des havanes en fleurs ».

En 1932, une autre polémique surgit avec l’attribution du Goncourt à Louis Mazeline, auteur du roman « Les Loups », préféré, d’un cheveu, à celui de Louis-Ferdinand Céline, qui reçoit le Renaudot en lot de consolation. Et la presse de s’enflammer. À l’époque, c’est Le Canard enchaîné qui prend fait et cause pour Céline sous la signature d’un de ses chroniqueurs habituels, Pierre Scize, qui s’étonne, pour s’en féliciter, que ce soit le réactionnaire et belliciste Léon Daudet qui ait pu être l’un des défenseurs les plus virulents de Céline : « Donc l’Académie Goncourt, fidèle à une tradition, dont nous connaissons fort peu d’exceptions, vient de se dégonfler une fois de plus, de laisser tomber le talent robuste et fort, de faillir à ses promesses et de voler au secours du conformisme et de la vertu bourgeoise. Non pas que j’aie quelque animosité contre son lauréat. M. Mazeline est un écrivain probe et minutieux dont il n’y a rien de mal à dire. Mais à ses côtés le monstre écumant et prodigieux qu’est le livre de Louis Céline [sic], « Voyage au bout de la nuit », effare par ses dimensions, son retentissement, ses prolongements. Nos arrière-petits-neveux, apprenant dans un siècle, quel ouvrage on lui préféra, riront bien s’ils savent encore rire. Trois hommes ont sauvé en cette affaire l’honneur des Lettres et de l’Académie. Ce sont Lucien Descaves, Jean Ajalbert et Léon Daudet. »

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Pierre Chatelain-Teilhade, rédacteur au Canard enchaîné et anarchiste notoire, saluera à son tour Céline, ce « gavroche neurasthénique », mais mettra en garde notre bouillant auteur : à n’avoir en effet qu’incroyance et mépris pour les hommes, le romancier risque d’ajouter à leur sombre destin : « Nous avons frémi de votre cri, Céline ! » Et de saluer et citer les mots de Céline lui-même, cet écrivain du malheur : « La rue des Hommes est à sens unique, la mort tient tous les cafés, c’est la belote au sang qui nous attire et nous garde ! » Chatelain-Teilhade y va de ses fervents commentaires : « Il y a là quelque chose de somptueusement tragique, d’empoignant comme un accent de marche funèbre. Qu’on ait de ces cris-là, c’est d’un talent confinant au génie[…] Chaque fois qu’un monstre est pris à la gorge, militarisme, mercantilisme ou tyrannie, c’est qu’un jeune se dresse et, résolu, passe des paroles qui bercent aux actes qui réveillent. […] Descendez dans la rue des Hommes, allez serrer de ces mains jeunes qui, lorsqu’elles battront la générale pour le rassemblement des espoirs, ne la battront pas sur des tambours voilés ! » Magnifique encouragement autant que mise en garde : « Quand on cherche un auditoire, et qu’on le trouve, et que cet auditoire, c’est la horde immense des accablés, de tous ceux que torture la double fringale du ventre et du cœur, il me semble, Céline, que c’est lui servir une étrange pâture que de jeter à ces sans-visage votre mépris de l’homme, votre incroyance en lui ; et rien que cette incroyance ; et rien que ce mépris. »

Porté par une vraie sincérité qui n’aura jamais été démentie par le succès à venir et constant de ce roman unique dans la littérature française, porté par le courage de quelques jurés de ces années 30, sans peurs ni reproches, un grand écrivain était né et reconnu. Jacques Prévert, qui n’aimait pas les récompenses – comme Léautaud ou Gracq – disait de cette Académie : « Goncourt : gens qui, à tout prix, voulaient laisser leur nom dans les Lettres ». Au moins, pour ceux-là, audacieux soutiens de Céline, Prévert parlait d’or…

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