Un siècle après sa mort, Proust n’a jamais été autant lu, traduit, commenté. Quand les écrivains étrangers lisent Proust, cela donne de nouveaux regards sur son oeuvre, complément de l’approche française que nous connaissons, à découvrir dans ce nouvel ouvrage aux éditions Folio.
NLa Strada di Swann, quel joli titre sous la plume de Natalia Ginzburg, la première traductrice italienne de Du côté de chez Swann, en 1946 ! En fait, elle avait commencé à traduire Proust bien avant, car Einaudi lui avait proposé de le traduire dès 1937, sauf que les lois fascistes italiennes, l’année suivante, interdisaient aux Juifs toute publication, du moins sous leur nom. Alors les 16 volumes d’À la recherche du temps perdu, dans l’édition de 1929, cadeau de mariage de Natalia Levi avec Leone Ginzburg (qui mourra en 1944, sous la torture de la Gestapo) sont toujours restés devant elle, « alignés sur la cheminée de ma maison ». Et c’est que le seul mot qui lui et nous vient à l’esprit, s’agissant de ce monument de la littérature, est fascination. Pour l’illustrer et le prouver à l’échelle planétaire, à l’initiative de Blanche Cerquiglini, directrice de Folio classique aux éditions Gallimard, 83 textes d’écrivains étrangers lecteurs de Proust sont ici réunis sous le titre Proust-Monde, qui entend rendre compte de « la communauté mondiale de lecteurs de Proust ».
Marcel Proust est mort le 18 novembre 1922. Un siècle après, que de livres et d’hommages pour saluer une œuvre qui, nolens volens, a révolutionné l’écriture de notre siècle ! Allons-y donc de notre petite pierre, une pierre blanche. Une de ces pierres que les Juifs posent sur la tombe de leurs défunts, matérialisant le poids de la mémoire du temps perdu. « Mondialiser Proust, cet auteur qui semble si français, telle est l’ambition de cette anthologie qui porte sur les réceptions étrangères de son œuvre », déclare Blanche Cerquiglini dans son « Avant-Propos ». Et elle nous donne, pour l’essentiel, ce qu’en disent les critiques, ce qu’en pensent les traducteurs. À la recherche du temps perdu a été traduit, en totalité ou partiellement, en plus de trente-cinq langues (même en espéranto). La première à voir le jour fut celle du poète Pedro Salinas, qui publie en Espagne, en 1920, Por el lado de Swann, puis en 1922 A la sombra de las muchachas en flor, et plus tard, en 1931 El Mundo de Guermantes. Et dans un article publié en 1921, Salinas donnera cette fort belle définition musicale de son auteur de prédilection :
Monsieur Proust, artiste de renommée mondiale, parcourt le monde avec son Stradivarius des passions ; il a inventé un nouvel exercice. Monsieur Proust est le virtuose de la psychologie.
Dans le même temps l’Écossais Scott Moncrieff lui emboîte le pas et donne la première version anglaise d’À la recherche : Swann’s Way, en 1922, et toute la suite jusqu’à The Sweet Cheat Gone (Albertine disparue), en 1930. Mais tout en étant flatté de voir son œuvre traduite dans la langue de Ruskin, qu’il avait lui-même traduit dans son apprentissage de l’écriture, Proust ne manque pas d’avoir un mouvement d’humeur : « Je tiens à mon œuvre que je ne laisserai pas des Anglais démolir » ! Mais la langue anglaise connaît en Lydia Davis, une écrivaine du Massachusetts, une autre traductrice qui, face à ceux qui se lassent, parfois, de la prolixité proustienne, a su mesurer, chez le mémorialiste de Combray, le poids des mots :
Même si Proust était très prolifique, il était aussi, et toujours, dans l’économie de mots, n’en disant pas plus que le nécessaire pour exprimer pleinement sa pensée.
Bien d’autres ont suivi, et de ces lecteurs multiples certains lisent avec passion, approuvent, applaudissent, d’autres font la fine bouche, s’ennuient et font la grimace. Tous ont ici la parole. C’est vrai qu’à première vue, Proust est difficile à lire et semble une forteresse de mots inexpugnable. Le Brésilien Manuel Bandeira est, peut-être, celui qui l’exprime avec le plus d’honnêteté : « Il faut toujours vaincre les fils barbelés des constructions proustiennes », et, reprenant les termes de la déclaration d’amende honorable d’André Gide, celui qui a « refusé » Proust à la NRF, il s’écrie : « Je suis comme Gide : je ne lâche pas le livre, je m’en sursature, je m’y vautre ».
Il y a ceux qui furent contre, comme Gide au départ, et souvent pour de fallacieux sentiments : Claudel, fielleusement, qualifia Proust de « vieille Juive fardée » et Alphonse Daudet, « Marcel Proust, c’est le diable ». Était-il si grand ? Virginia Woolf se sentait écrasée par son génie, et Joyce refusait de le lire. Quant à Gombrowicz, bien qu’il ait « horreur de cette décadence française », il se sent si proche de celui qu’il qualifie de « mon frère, Proust » qu’il lui en veut : « Qu’il aille au diable ! Il m’agace, il me dégoûte, il ressemble trop à ma propre caricature ! » Borges, à l’inverse de son amie et complice Victoria Ocampo, n’a pas accroché à la Recherche :
Il y a des pages, des chapitres de Marcel Proust qui sont inacceptables comme produit de l’imagination, auxquels sans nous en rendre compte nous nous résignons comme aux détails insipides et oiseux du quotidien
Quant à Milan Kundera qui sait voir « cette divine alchimie qui fait la force de tout romancier », il en veut aux biographes de Proust d’avoir dévoilé le modèle masculin d’Albertine, et il nous donne ce paragraphe d’une drôlerie irrésistible, comme celle qui caractérise les Risibles amours de l’immense Tchèque (qui fit, quatre années durant, le bonheur de l’université de Haute Bretagne) : « Rien à faire ; j’ai beau tenir Albertine pour une femme des plus inoubliables, dès qu’on m’a soufflé que son modèle était un homme, cette information inutile s’est installée dans ma tête comme un virus envoyé dans le logiciel d’un ordinateur. Un mâle s’est faufilé entre moi et Albertine, il brouille son image, sabote sa féminité, un instant je la vois avec de beaux seins, puis avec une poitrine plate, et une moustache apparaît par moments sur la tendre peau de son visage. »
Mais qui peut empêcher un Jean Genet de l’aimer ? Tombant par hasard, à la bibliothèque de la prison où il est détenu, sur À l’ombre des jeunes filles en fleurs, il ressort ébloui par sa lecture : « Maintenant, je suis tranquille, se dit-il, je sais que je vais aller de merveille en merveille », et que produit-il sur cette lancée décisive ? Son chef-d’œuvre au titre évidemment proustien : Notre-Dame-des-Fleurs !
Parmi les grands laudateurs, si nombreux, de Beckett à Mishima, de Rilke à Alejo Carpentier, il faut, assurément, distinguer Stefan Zweig qui eut à cœur de réunir les deux faces contradictoires que l’époque privilégiait, dandy frivole ou artiste génial, le moi mondain et le moi créateur, en appréciant Proust d’un seul bloc. Le campant dans ce coin du salon où il contemple ce monde élégant et noble qui le fascine tant et qu’il perçoit comme une foire aux vanités, Zweig le voit ainsi : « Toujours à l’affût, son œil capture le plus infime détail entre deux battements de cils et son oreille retient fidèlement toutes les liaisons, les inflexions, les circonvolutions ou les temps morts d’une discussion dans leurs moindres nuances. […] C’est donc à cette étude passionnée de la vacuité… qu’il doit son rang de maître de cérémonie au sein de cet univers ridicule et futile. »
On peut, certes, se lasser à sa lecture, ne pas l’apprécier, tout en en percevant la grandeur et en y puisant une leçon esthétique. Et c’est le pari stupéfiant du jeune Mario Vargas Llosa qui, visitant à Paris en 1965 l’exposition Proust à la Bibliothèque nationale, met en regard l’objet et sa représentation, le monde « minuscule et égoïste » que contemple Proust et sa transfiguration par le style : « Le réalisme d’une œuvre artistique ne signifie jamais une reconstruction du monde digne de foi, mais une évocation transfigurée de la réalité.[…] À travers les banalités et les niaiseries de la vie mondaine, Proust découvre une forme de l’aliénation humaine à un moment déterminé de l’Histoire. À travers la conduite fantasque d’Albertine…, ce qui surgit, dans toute sa complexité et sa richesse, c’est le comportement de l’homme. »
Ce que Blanche Cerquiglini commente :
Magnifique hommage d’un jeune écrivain, à son aîné, d’un hispanophone à un francophone, dans une véritable communion littéraire
Cette communion littéraire, c’est précisément ce qui caractérise l’entreprise de maints traducteurs de Proust qui, pénétrés des années durant de ce texte difficile, en ont tiré une leçon d’écriture déterminante pour leur propre production d’auteur/trice. La meilleure preuve étant, et nous revoilà au point de départ, Natalia Ginzburg, qui dit avoir traduit Proust en alliant « la minutie de la fourmi à la fougue du cheval », elle, dont le fils, l’historien Carlo Ginzburg, conclut : « En traduisant la Recherche, Natalia Ginzburg s’était finalement trouvée en tant qu’écrivain ».
Ainsi donc, à lire ces quatre-vingt-trois témoignages, et les commentaires des présentateurs, on mesure mieux la portée universelle de Marcel Proust, l’impact d’À la recherche du temps perdu sous tant de latitudes et en tant de parlers, et, plus que tout, qu’on soit pour ou contre, dans toute la complexité structurelle du texte et ses méandres psychologiques, cette leçon d’écriture, ou de musique (selon Salinas), de notre plus grand romancier du XXe siècle « tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change », dirait Mallarmé, alors qu’au terme de tant d’années de maladie, et de claustration entre des murs de liège, « la mort triomphait dans cette voix étrange ».