Avouons-le, il y a dans la société française, 60 ans après les accords d’Évian, quelque chose de l’Algérie, mélange d’épopée coloniale et d’amertumes bilatérales…
D’autant que si l’immigration liée à la croissance des Trente Glorieuses a fait venir en métropole quelques centaines de milliers d’Algériens majorés par le regroupement familial, il y a aussi aujourd’hui quatre à cinq millions de Français qui sont des Européens installés en Afrique du Nord avant les indépendances, le plus souvent originaires de la Méditerranée, de même que des Juifs originaires du Maghreb qui n’ont pas tous émigré en Israël et surtout les descendants de ces divers groupes.
Tout ceci pour dire que si les choses sont fort heureusement achevées dans le sens de l’Histoire, il peut exister une difficulté à lire le passé avec sérénité et à appréhender les différences. Deux BD, par un hasard de l’édition, traitent de cette Algérie post-française. Jacques Ferrandez, né à Alger en 1955 a déjà derrière lui une longue carrière d’illustrateur dans des revues d’anthologie : À suivre, Métal hurlant, Pilote, Télérama, Circus, etc. Intéressé par le jazz et le roman noir, il a aussi illustré avec justesse et profondeur des textes d’Albert Camus : l’Hôte, l’Étranger et le Premier Homme. Il est surtout connu pour sa série, en dix albums, des Carnets d’Orient où il interroge une Histoire heurtée pour essayer de comprendre ce qui n’avait pas fonctionné, ce qui du reste ne pouvait pas fonctionner dans cette relation particulière entre la France et l’Algérie dont certains drames de part et d’autre de la Méditerranée en sont depuis l’écho et le boomerang.
Après une pause d’une dizaine d’années, il donne un prolongement à son opus qui s’intitule Suites algériennes dont le premier tome est paru ce mois-ci. Il reprend la progression du temps post-indépendance : les conflits sanglants au sein des factions indépendantistes, l’installation de militants tiers-mondistes imbus de certitudes révolutionnaires, la désillusion des rares pieds noirs restés ou revenus, l’échec économique et social au profit d’une caste malgré la manne pétrolière, la montée progressive de l’Islam radical, l’assassinat de Boudiaf, la période Bouteflika et les premières manifestations sans oublier les amours qui dépassent les communautés.
Bien évidemment il n’y aura jamais d’Algérie démocratique sans liberté et autonomie réelle des femmes de ce pays, mais le ver hérité d’une culture passéiste était dans le fruit dès l’Indépendance. Il y a là, comme pour ce qui a été fait précédemment, un beau travail, utile, honnête, sans parti pris, quasi psychanalytique et dont on ne peut que recommander la lecture à tous …
La BD Non-retour des scénaristes Patrick Jusseaume et Jean-Laurent Truc illustrés par Olivier Mangin est d’une facture plus classique. Elle a le charme des BD années 50, c’est clairement un hommage à Buck Danny. L’intrigue débute à Colomb-Béchar ou se trouvait depuis 1947 le Centre d’essais d’engins spéciaux (CEES) ou s’effectuaient les essais des premières fusées françaises qui en pleine période de guerre froide intéressaient certaines puissances de l’Est. Il s’agit là d’un roman d’espionnage à bord d’un Super Constellation ou se retrouvent divers personnages, des familles de militaires, des pieds noirs, diverses figures de film noir: commissaire un brin séducteur, membre de l’OAS en fuite, espion … Là encore un beau travail et une idée de scénario très originale.