QUI A TUÉ MON PÈRE EDOUARD LOUIS ENTRE MÉMOIRE, FICTION ET PARDON

Le nouveau livre – Qui a tué mon père – de l’actuel enfant terrible de la littérature française, Édouard Louis (il a seulement vingt-cinq ans), s’offre comme une mise en accusation. Son auteur désigne comme responsables de la destruction de la vie et de la santé de son père les politiciens français. Cette partie politique de Qui a tué mon père pourra sembler la plus faible dans ce récit revendiqué comme autobiographique. L’ouvrage devient véritablement vivant à travers la recomposition des souvenirs dispersés de l’enfance bouleversée de l’auteur en relation avec la vie ardue de son père.

Dans Qui a tué mon père Édouard Louis décrit comment la politique qu’il juge impitoyable des présidents français – de Jacques Chirac à l’actuel président de la République française en passant par Nicolas Sarkozy et François Hollande – a conduit son père ouvrier, après un accident dans l’usine où il travaillait, aux marges de la société. Jeté dans la pauvreté, il se retrouve vivre sans défense, avec comme aide les miettes offertes par l’État aux impuissants. « Hollande, Valls, El Khomri, Hirsch, Sarkozy, Macron, Bertrand, Chirac. L’histoire de ta souffrance porte des noms. L’histoire de ta vie est l’histoire de ces personnes qui se sont succédé pour t’abattre. L’histoire de ton corps est l’histoire de ces noms qui se sont succédé pour le détruire. L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique ».

Si la vie d’une personne peut de fait être dévastée par les politiques d’indifférence des puissants, les paroles dénonciatrices et les conclusions radicales ici présentes mériteraient d’être affinées pour gagner en puissance et profondeur…

La valeur de Qui a tué mon père est à chercher dans les parties plus personnelles et humbles du récit. Quand l’écrivain retrouve, avec une innocence déchirante, les accents apeurés d’un enfant qui s’adresse à son père : « Est-ce que tu avais honte de pleurer, toi qui répétais qu’un homme ne devait pas pleurer ? Je voudrais te dire : je pleure aussi. Beaucoup, souvent. » Il y a là chez Édouard Louis un don généreux de compréhension et de tendresse à l’égard d’un père qui peinait à comprendre la psyché de l’enfant qu’était l’écrivain.

Dans la continuité de son premier roman En finir avec Eddy Bellegueule – peu ou prou autobiographique et fortement inspiré de Retour à Reims de Didier Eribon, – Qui a tué mon père narre de façon détaillée la relation disharmonieuse du père et du fils dans un temps passé. Édouard Louis replonge dans son enfance traumatique non pour se venger de son père, mais pour le comprendre et lui pardonner. Le narrateur, sorte d’enfant martyre, essaie de comprendre les conditions qui ont façonné le milieu, le comportement et le destin prédéterminé de son père : « Tu as tout arrêté et tu es retourné dans le village où tu étais né, ou celui juste à côté, ce qui revient au même, et tu t’es fait embaucher dans l’usine où toute ta famille avait travaillé avant toi ». À travers la figure de son père, Édouard Louis semble pardonner et partager les souffrances de tous, y compris ceux qui lui ont fait du mal.

La forme du texte se structure comme un monologue théâtral. Le narrateur illumine les incidents de son enfance, chapitre après chapitre, à l’aide de courts paragraphes et des descriptions fragmentées. Le souvenir d’un rassemblement d’amis à la maison ou d’un réveillon désastreux du Nouvel An, les conversations ratées, les regards désapprobateurs du père sur son fils, les sentiments tronqués, les histoires que sa mère lui a rapportées – tous ces biais confirment constamment et de manière pénible la distance qui sépare le père et le fils. Un rejet sans fin que le père exerçait sur le fils au motif d’une inadéquation de ce dernier à leur commun milieu. « Je chantais plus fort, je dansais avec des gestes plus violents pour que tu me remarques, mais tu ne regardais pas. Je te disais, Papa, regarde, regarde, je luttais, mais tu ne regardais pas. »

Plus avant, le fils fait miroiter des fragments de vie de sa famille avant sa propre naissance. Édouard Louis fraie une forme de généalogie du mal. Il vit par procuration la vie de son père en donnant voix à son parent et à ceux qui ne peuvent plus parler. Un acte politique en l’honneur de tous les faibles et laissés-pour-compte.

Le titre « Qui a tué mon père », sans ponctuation ou point d’interrogation, présente la mort du père comme accompli. L’utilisation de la deuxième personne du singulier et d’une tonalité proche de l’oraison funèbre lorsque le narrateur s’adresse à son père paraissent être au service du deuil de cette relation. Tout ce qui reste est pardon.

Enfin, le texte d’Édouard Louis – avec son caractère fragmenté, sa langue qui cherche soigneusement la relation étroite de l’écriture et de la mémoire du trauma – entre en résonance avec le Nouveau Roman. On pense aussi bien à Marguerite Duras, Nathalie Sarraute que Claude Simon.

Édouard Louis explore des territoires mémoriels à l’époque d’Instagram d’une façon simple et sincère. Au-delà des réserves sur la partie politique et sur les possibles ambiguïtés de l’autofiction, sa posture et sa traduction de la mémoire à l’autre font écho à la nécessité de parler courageusement de la beauté et de la férocité de notre monde, notamment quand elles ont été découvertes à un âge précoce.

Qui a tué mon père Édouard Louis, Seuil, mai 2018, 96 pages, 12 €

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Georges Karouzakis

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