Unidivers salue en Renaud Van Ruymbeke, qui a disparu le 10 mai 2024, un illustre juge d’une intégrité reconnue de tous. Nous gardons de l’entretien qu’il nous avait accordé le 7 février 2020 le souvenir d’un homme simple, fin et attachant. Nous republions ce bel échange toujours d’actualité ici.
Connu du grand public aussi bien pour sa moustache que pour sa probité, l’incorruptible juge Renaud Van Ruymbeke est parti à la retraite au mois de juin 2019 après 42 ans de loyaux services. Il aura contribué en première ligne à modifier certaines pratiques coupables du fonctionnement de la justice française. Du 4 au 8 février 2020, il préside le jury d’Images de justice qui se déroule à Rennes. Entretien avec un grand serviteur de la société française.
Unidivers – Né en 1952 à Neuilly-sur-Seine, Renaud Van Ruymbeke, d’où vient cet idéal de justice qui vous est chevillé au corps ?
Renaud Van Ruymbeke – L’idée de justice m’a habité très tôt. Régler équitablement de petits litiges en province dans une cour calme constituait une image idéale et un sentiment puissant qui ont orienté toute ma vie. Pour autant, j’ignorais la réalité de l’administration judiciaire. Cette vision, renforcée ensuite par un attachement sans réserve pour le service public, s’est traduite par une défense obstinée du respect de l’égalité de tout un chacun devant la loi.
Unidivers – Comment votre carrière a-t-elle débuté ?
Renaud Van Ruymbeke – J’ai commencé par être juge d’instruction à Caen, à 25 ans, en 1977. Le corps de la magistrature… Je ne m’y sentais pas toujours à l’aise. Mais j’ai eu la chance d’avoir très jeune d’importantes responsabilités dans des fonctions de juge du siège c’est-à-dire de juge indépendant. J’y suis resté 6 ans et c’est ainsi que j’ai commencé à instruire des dossiers, notamment des affaires politico-financières que j’ai instruites de la même manière que tous les autres dossiers que j’avais en charge.
Tout d’abord, il y eut l’affaire de Ramatuelle en 1979 qui concernait un ministre RPR en exercice, Robert Boulin. Par la suite, j’ai été nommé à Rennes ou j’ai instruit l’affaire Urba concernant le financement du parti socialiste ; Urba était un bureau d’études qui facturait les entreprises candidates à des marchés publics et rétrocédait une partie de ses recettes au parti socialiste ; j’ai été ainsi conduit à « inculper » le trésorier du parti socialiste Henri Emmanuelli, devenu entre temps président de l’Assemblée nationale.
Unidivers – Votre probe obstination suscita des réactions outrées, voire excessives, de la part de certains confrères puis du pouvoir politique…
Renaud Van Ruymbeke – Cela m’a valu des critiques et des attaques ad nominem lors du congrès du parti socialiste à Bordeaux. Tout magistrat honnête aurait fait de même pour n’importe quelle personne. Mais, dans le cas présent, la personne était une figure politique très influente. Cela m’a valu des pressions, des dénigrements et des attaques politiques jusqu’au président François Mitterrand en personne et en public. À l’époque, un homme politique influent n’acceptait pas l’idée qu’il puisse rendre des comptes à la justice. L’argument était toujours le même : « si un juge enquête sur moi, c’est qu’il est manipulé ou qu’il me fait un procès d’intention parce que je ne suis pas de son bord politique ». Bref, en 1997, Henri Emmanuelli fut condamné à l’issue de son procès.
Unidivers – 5 ans plus tard, Henri Emmanuelli était nommé à la Caisse des dépôts – sans commentaire… Au demeurant, comment avez-vous tenu bon dans ces différentes tourmentes qui n’ont pas manqué de vous assaillir ? À quelle corde vous rattachiez-vous aux pires heures où le pouvoir essayait de vous tordre le cou, notamment lors de votre enquête disciplinaire dont vous sortîtes parfaitement blanchi ? Vous êtes-vous déjà, voire plusieurs fois, senti en danger moral ou physique ?
Renaud Van Ruymbeke – J’ai persévéré à travers les complexités de l’exercice grâce à ce simple impératif que formule l’égalité des citoyens devant la loi. Là reposait la légitimité de mes décisions. Quant aux menaces, j’en ai reçu, mais je n’y ai guère accordé beaucoup d’importance. Vous savez, dès lors que le juge agit dans le cadre de la loi, il est protégé ; de plus, n’oublions pas que les actes du juge d’instruction sont soumis à des voies de recours devant la cour d’appel et la cour de cassation. Dans ces affaires, mes décisions ont toujours été confirmées.
Unidivers – Quand Robert Boulin se suicide, l’exercice du pouvoir est à droite. L’affaire Urba a lieu sous François Mitterrand. Arrivent l’affaire Clearstream et l’affaire des frégates alors que la droite est revenue aux commandes. Quand la presse et le public ont-ils commencé à comprendre que vous n’étiez pas un partisan fanatique mais que vous vous étiez simplement dressé contre les mauvaises habitudes du pouvoir en général ?
Renaud Van Ruymbeke – Je dirais que le tournant s’est opéré dans les années 90. Le contexte : la presse s’est faite plus incisive et des affaires politico-financières retentissantes ont éclaté en Espagne, en Italie et en Belgique. Nous avons été plusieurs en Europe à nous battre contre des parquets qui refusaient de poursuivre et étouffaient des affaires. Bref, les dossiers que vous évoquez ont contribué à forcer le passage dans une période de transition. Depuis, la justice me semble quasi totalement libre. Plus personne n’ose faire pression sur la magistrature pour protéger un homme politique.
Unidivers – Et cette quasi totale liberté s’accommode d’une quasi totale indépendance de la magistrature. Quasi, car si les parquets sont certes plus indépendants, ils restent liés statutairement au garde des Sceaux…
Renaud Van Ruymbeke – Que vous dire… Il y a eu des opportunités. Pourquoi Badinter ne l’a-t-il pas fait quand il était Garde des Sceaux ? Nous étions nombreux à espérer lors de la dernière réforme que l’indépendance totale des parquets soit actée en mettant fin à la tutelle. Cela n’a pas été le cas, et cela n’en prend pas le chemin…
Unidivers – Pourquoi précisément ?…
Renaud Van Ruymbeke – Parce que la France est un État jacobin ; autrement dit ancré dans l’héritage de la Révolution française. Les révolutionnaires étaient en lutte contre les parlements de l’Ancien Régime. C’est pourquoi ils ont toujours refusé l’indépendance de la justice. Et c’est resté. Le pouvoir ne conçoit pas que les juges puissent se substituer à la volonté politique incarnés uniquement par les élus. En pratique, le seul système qui confèrerait une pleine légitimité au juge serait l’élection. Mais cela sous-entendrait le retour des étiquettes droite-gauche. Or, la pensée républicaine est attachée à la neutralité. Donc, cette évolution est impossible.
Unidivers – Concrètement, que reste-t-il de la tutelle ?
Renaud Van Ruymbeke – Le ministre de la Justice définit et conduit la politique pénale. Pour ce faire, il peut adresser des instructions générales aux magistrats du parquet, relatives à la bonne administration de la justice ou à la cohérence de la politique pénale. Elles font l’objet de circulaires. En revanche, le Garde des Sceaux ne peut plus adresser aucune instruction dans des affaires individuelles.
Quant à la politique pénale, elle consiste à fixer des orientations, par exemple, en matière d’infractions routières ou d’usage de stupéfiants. Ce qui me semble légitime.
Unidivers – Donc, vous êtes quasi pleinement satisfait de l’évolution institutionnelle de la justice en France ?
Renaud Van Ruymbeke – Disons que la justice aujourd’hui est indépendante du pouvoir. Reste que les magistrats du parquet ne bénéficient pas des mêmes garanties statutaires que les juges. Un alignement des conditions d’avancement est souhaitable. En outre, des lenteurs regrettables des procédures mériteraient d’être améliorées.
Unidivers – Du côté de la sphère civile, on entend, au-delà des frontières des discours populistes, une plainte récurrente et systémique au sujet d’une justice à plusieurs vitesses. Un sentiment d’inégalité, d’iniquité, qui nourrit notamment le mouvement des gilets jaunes. Comment l’entendez-vous ?
Renaud Van Ruymbeke – Je pense que nombre de difficultés qu’a connu et que connait encore l’administration judiciaire entretiennent ce sentiment d’inégalité. La justice est en théorie la même pour tout le monde, mais il est vrai que les affaires financières sont particulièrement complexes et nécessitent de longues investigations, notamment à l’étranger, dans les places offshore. La longueur de ces instructions peut engendrer un sentiment d’inégalité devant la justice au regard de simples affaires de vol qui seront jugées rapidement. C’est vrai qu’il y a deux vitesses. Pour autant, la société ne pourrait pas fonctionner sans une réponse rapide à la violence immédiate. Peut-être que la réponse à cette question épineuse déborde le seul périmètre de l’institution judiciaire.
Unidivers – L’Indice de perception de la corruption (IPC), créé en 1995 par Transparency International, a été publié le 23 janvier 2020 pour l’année 2019. Cet outil mesure le degré de corruption dans le secteur public perçu dans les administrations publiques et la classe politique de 180 pays. Les pays d’Asie centrale sont, une fois de plus, fort mal classés. Près de 25 ans après votre participation à l’appel de Genève visant à lutter contre “l’Europe des paradis fiscaux”, le combat contre ces temples des revenus optimisés, de l’argent sale et des bénéfices crapuleux vous semble-t-il avoir marqué des points ?
Renaud Van Ruymbeke – La prise de conscience a eu lieu. Je m’en réjouis. Mais les procédures sont très lentes à l’échelle internationale. Certes, les nouvelles conventions ont favorisé une amélioration dans le traitement des demandes internationales. Mais l’argent sale trouve toujours des soupapes, des voies détournées. Il circule très facilement. Prenez l’exemple de la Suisse qui a en partie desserré le secret bancaire ; les flux sont partis à Singapour puis, désormais, à Dubaï et au Liban. Car ces pays refusent de coopérer avec les parquets étrangers. Résultat : il n’y a jamais eu autant d’argent à circuler dans les places offshore. Les trous dans la raquette ne cessent de se faire et de se défaire. L’ingéniosité des grands fraudeurs est malheureusement particulièrement créative.
Unidivers – Comment faire alors ?
Renaud Van Ruymbeke – Il n’y a qu’un seul moyen : faire plier tous les paradis fiscaux en imposant des règles du jeu mondiales. Dubaï ne répond pas aux demandes ? Il conviendrait que la communauté internationale se mette d’accord pour l’isoler. Avec, à la clé, un impact sérieux sur leurs économies s’ils n’obtempèrent pas. Car, pour le moment, nombre de paradis fiscaux refusent d’extrader au motif plus ou moins avoué que l’argent sale aide leur croissance économique…
Unidivers – Mais n’est-ce pas un vœu pieux quand l’on sait qu’un des paradis fiscaux est l’État du Delaware aux États-Unis ? On imagine mal les conditions d’une entente internationale…
Renaud Van Ruymbeke – C’est en effet un problème. Le Trésor américain est très efficace en matière de poursuite des flux illégaux dans des places offshore, mais ne s’occupe que des ressortissants américains. À l’inverse, il est difficile pour les instances économiques d’autres pays de traquer les flux de leurs ressortissants jusqu’au Delaware. Ce qui profite à l’économie américaine. Deux poids, deux mesures.
Unidivers – De fait, un problème crucial repose dans l’optimisation – hélas jugée légale – par la double non-imposition liée à la résidence (cf. l’enquête de la Commission européenne qui a révélé comment notamment Mc Donalds, Apple et Amazon ont bénéficié d’avantages fiscaux abusifs). En la matière, craignez-vous que l’Europe se retrouve dans une nouvelle situation épineuse avec le Royaume-Uni post-brexit (cf. l’enquête approfondie sur le régime fiscal britannique accordé aux multinationales) ?
Renaud Van Ruymbeke – Il faut espérer que le Brexit ne se traduise pas par des difficultés dans la coopération judiciaire internationale et notamment l’accès aux comptes ouverts en Grande-Bretagne. Wait and see…
Unidivers – Ne trouvez pas la situation quelque peu désespérante ?…
Renaud Van Ruymbeke – De fait, l’argent sale ne s’est jamais aussi bien porté. D’où la nécessité d’une régulation mondiale, comme pour l’environnement. On n’a jamais autant pollué la planète qu’aujourd’hui. On n’a jamais autant connu autant de flux financiers échapper à l’intérêt général qu’aujourd’hui. Pour autant, ma génération s’est battue pour forcer le passage, les jeunes générations doivent faire de même : lutter contre les paradis fiscaux et la grande délinquance financière et stopper les discours d’égoïsme économiques. Nous vivons tous ensemble sur une même planète. Et le mal ne cesse d’empirer.
Unidivers – D’où votre participation au jury du festival Images de justice organisé à Rennes par l’association Comptoir du doc ?
Renaud Van Ruymbeke – Maintenant que je suis à la retraite, je commence à prendre un peu de recul. Cette manifestation culturelle m’intéresse et se déroule non loin de chez moi. Je suis content ; avant je n’aurais jamais eu le temps de participer à un jury. Un documentaire peut dire beaucoup et se révéler efficace dans la prise de conscience que j’ai évoquée. Le cinéma, mais aussi la littérature, la bande dessinée, les séries télévisées sont des vecteurs qui expliquent en détail tel ou tel point qui ne fonctionne pas dans la justice et l’économie. La dimension artistique sert l’idéal de justice bien au-delà des simples institutions nationales.
Photos : Comptoir du Doc