« Celle qui voulait tout. » Femme et artiste, Clotilde Vautier était une peintre rennaise d’exception, reconnue malgré son jeune âge. Mais sa carrière s’est brusquement interrompue le 10 mars 1968, lorsqu’elle meurt des suites d’un avortement clandestin. Une exposition lui est dédiée du 1er à 17 mars à la maison Internationale de Rennes. Entretien avec Laurie Hagimont, coordinatrice de HF Bretagne, et Justine Caurant, coprésidente de Histoire du féminisme à Rennes.
En dehors du collège qui porte son nom, beaucoup de personnes ne sont pas familières avec son nom… Est-ce que vous pouvez nous présenter qui était Clotilde Vautier ?
Justine Caurant : Clotilde Vautier est une artiste peintre et dessinatrice née à Cherbourg, en 1939. Elle est arrivée à Rennes en 1959 pour étudier aux Beaux-Arts, et y a rencontré les frères Otéro, avec qui elle crée l’Ateliers des trois. Elle se marie avec Antonio Otero et a deux filles avec lui, aujourd’hui connues : l’actrice Isabel Otero et la réalisatrice Mariana Otero. Ils ont peu d’argent, mais elle est très douée, et ils exposent tous les trois leurs œuvres.
En 1967 et 1968, elle commence à être très productive, et à être reconnue, avec une exposition à Paris. Mais au début de l’année 1968, elle tombe enceinte. Elle ne veut pas d’un autre enfant. Elle essaye d’avorter, de manière clandestine puisque l’avortement est alors illégal. Mais celui-ci se passe mal et elle meurt le 10 mars 1968, à l’hôpital de Rennes, le jour d’une exposition dédiée à son travail. La véritable cause de sa mort, elle, est dissimulée.
Clotilde Vautier a eu une carrière très courte, mais très productive. Elle a laissé derrière elle quatre-vingt-dix tableaux et plus de 150 dessins. C’était une artiste prometteuse : il y avait déjà une vraie maturité dès ses travaux étudiants. Elle a peint beaucoup de choses différentes : des nus, des portraits, des natures mortes…
Elle ne travaillait pas avec des modèles professionnels, mais avec ses amies. Elle leur laissait prendre la pose qu’elles voulaient. L’une d’entre elles témoignait ainsi qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait : lire tricoter, parler politique… C’est une toute autre approche que celle des peintres masculins, qui imposaient des poses particulières à leurs modèles.
Pourquoi lui dédier cette exposition ?
Justine Caurant : Quand on a monté ce projet, on avait davantage une vision historique. Pour nous, Clotilde Vautier, avec sa carrière d’artiste brisée, incarnait parfaitement les victimes des avortements clandestins. Mais on voulait aussi mettre l’accent sur son œuvre, exposer ses peintures et dessins.
Laurie Hagimont : L’exposition replace très bien Clotilde Vautier dans le contexte de l’époque. C’est une femme, et une artiste, que l’on peut rapprocher des autres femmes artistes de son temps. Elle est très importante dans ce qu’on appelle le matrimoine [l’héritage culturel des femmes, ndlr]. A chaque génération, la production des femmes est effacée. Il faut donc recréer ces figures.
Vous disiez qu’elle parlait de politique avec ses modèles, son mari était un réfugié républicain espagnol… Quels engagements portait-elle ?
Justine Caurant : Clotilde Vautier a adhéré au Parti Communiste, avec son mari, en 1964. Avant de faire les Beaux-Arts, elle avait un bac en philosophie. Ses modèles racontent qu’elle était très ouverte, curieuse, qu’elle pouvait parler de philosophie ou de politique tout en peignant. C’était des moments assez uniques, de poser pour elle.
A Rennes, elle fréquentait beaucoup le café des variétés, qui correspond aujourd’hui à l’artiste assoiffé. Elle dessinait sur les nappes, les serviettes… Elle y avait peint une grande fresque, sur un mur. Elle a aujourd’hui été enlevée et est à Saint-Grégoire. Quand on voit ces dessins, il y a un côté vie locale très fort.
L’écrivaine Nancy Huston avait employé ces termes pour la décrire : « celle qui voulait tout ». On en a fait le titre de cette exposition, parce que c’est le reproche que l’on nous fait tout le temps, quand on est militante, féministe. Alors on se le réapproprie. Oui, il y a et il y a toujours eu des femmes qui voulaient tout, comme Clotilde Vautier. C’était une femme pleine de vie, engagée. On ne veut pas la momifier en célébrant le cinquantenaire de sa mort, mais justement montrer cette vie et cette personnalité.
Quel sens peut-on aujourd’hui donner à cette vie brutalement interrompue ?
Justine Caurant : On a beaucoup travaillé sur l’histoire des luttes pour l’avortement et la contraception. Cela nous paraît d’autant plus important qu’aujourd’hui ça paraît être un acquis indéboulonnable. Connaître l’histoire de Clotilde Vautier permet de voir qu’il n’y a pas d’histoire naturelle du progrès social. Ces droits ont été conquis, arrachés grâce à des luttes, et ils restent toujours fragiles. La preuve en est, des anti-avortement ont récemment attaqué le planning familial à Rennes.
Laurie Hagimont : Le droit à l’avortement est une liberté. Personne n’est obligé d’avorter. Et pourtant, des jeunes se mobilisent contre cette liberté. Même s’il est garanti légalement, il y a plein de façon de réduire ce droit, à travers la culpabilisation, la désinformation, ou en rendant son accès plus difficile. Cela fait toujours sens de préciser que le droit à l’avortement, comme tous les droits conquis, doit être défendu. Cette génération qui s’est battue pour l’avortement ne comprend pas que l’on puisse le remettre en question.
Pour les jeunes d’aujourd’hui, ces combats remontent au moyen-âge. Mais Clotilde Vautier permet de les incarner. Quand on raconte son histoire, d’un seul coup, ils comprennent, parce qu’elle était jeune, elle aussi.
Dans le cadre de cette exposition, il y a aussi cette conférence, le 14 mars, qui porte sur la reconnaissance des artistes femmes. Comment se fait-il qu’elles soient moins reconnues que les hommes ?
Laurie Hagimont : Apparemment, les hommes auraient plus de talent que les femmes, puisqu’elles sont aussi nombreuses qu’eux en études d’arts… Mais la distinction entre hommes et femmes se fait surtout avec les moyens de production. Les femmes reçoivent beaucoup moins de financements que les hommes. Il y a aussi les difficultés de la maternité. Clotilde Vautier, par exemple, a été beaucoup moins productive lorsqu’elle a dû élever ses deux jeunes filles.
La culture est un lieu de pouvoir, puisque l’on gagne en visibilité sur les murs, sur les scènes. Mais traditionnellement, le pouvoir revient aux hommes. Il y a toujours eu de grandes femmes artistes, et pourtant, leurs œuvres ne représentent qu’un pourcent de ce que l’on a conservé avant le vingtième siècle.
Quelle dimension est-ce que cette domination prend dans la culture ?
Laurie Hagimont : On retrouve cela de manière inattendue dans les arts et la culture. Les milieux culturels passent pour ouverts et à la pointe du progrès, mais en vérité, les choses n’ont que très peu bougé. Les femmes dramaturges ont été très prolifiques à la révolution française, mais elles ont été effacées tout au long du XIXe siècle par l’académie française… comme le mot autrice. On nous présente souvent des œuvres d’auteurs anonymes. Mais comme disait [l’écrivaine] Virginia Woolf : « dans l’histoire, bien souvent, anonyme était une femme ».
Justine Caurant : Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf parle des femmes et de la culture. Elle écrit que « toute femme qui veut écrire doit avoir quelque argent et une chambre à soi ». De manière similaire, [l’écrivaine] Lola Lafon me disait qu’elle a beaucoup d’amis auteurs en couple ensemble. L’homme a souvent son bureau d’écrivain, tandis que la femme écrit où elle peut.
Laurie Hagimont : George Sand a une histoire similaire. Pour écrire, elle a dû s’aménager un espace dans un placard…
Pourquoi s’engager pour la défense d’un matrimoine ?
Laurie Hagimont : A chaque génération, c’est comme si on était obligées de tout recommencer, parce qu’on n’a pas de modèle. C’est pour cela qu’on défend ce matrimoine. A l’école, on va apprendre que tous les grands artistes sont surtout des hommes. Ça crée des déséquilibres dans la société. La culture est un bien commun, qui touche tout le monde. Les jeunes filles vont par exemple beaucoup s’identifier aux chanteuses. C’est bien la preuve que la scène est un lieu de pouvoir. Défendre cette mémoire et cette diversité permet à chacun d’avoir une image des femmes plus multiple que celle qui leur est imposée traditionnellement.
Justine Caurant : On essaye de remettre en visibilités ces femmes. L’année dernière, on a mis en lumière l’écrivaine rennaise Colette Cosnier, ainsi que Louise Bodin, qui était une femme engagée, féministe, journaliste, suffragette. Cette notion de matrimoine est importante pour nous. Il ne s’agit pas de mettre en avant seulement des femmes illustres, mais aussi toutes ces militants qui nous ressemblent, qui ne sont pas forcément connues mais qui ont fait bouger les lignes à une certaine époque.
Du 1er au 17 mars : Dernières œuvres, 1967-1968
Exposition à la Maison Internationale de Rennes,
Du lundi au samedi, de 14h à 19h
(ouverture plus tardive en cas d’autre événement à la MIR)
10 Mars : Histoire d’un secret
Projection et rencontre avec Mariana Otero
Cinéma l’Arvor, 18h
14 Mars : A partir de Clotilde Vautier, point de vue féministe sur la création et la reconnaissance des plasticiennes
Conférence de Fabienne Dumont, historienne de l’art
Maison Internationale de Rennes, 19h
17 Mars : Rennes au féminisme
Visite guidée
Centre-ville, 15h30
Inscription obligatoire auprès de Histoire du féminisme à Rennes