La Traviata de Giuseppe Verdi se jouera au Couvent des Jacobins, centre des congrès de Rennes, les 16 et 17 mars 2024.
Le 11 décembre 1851, Giuseppe Verdi et sa compagne arrivent à Paris, capitale encore secouée par le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, neuf jours plus tôt. Paris enchante le couple, qui habite rue Saint-Georges, à deux pas de la rue Pelletier, où se trouvait alors l’Opéra (le Palais Garnier n’étant inauguré qu’en 1875). Quartier de théâtres, les Grands Boulevards séduisent le jeune couple qui est assidu à toutes les nouveautés dramatiques. Et d’entre toutes, une pièce retient l’attention de Verdi, La Dame aux camélias, le 2 février 1852, au théâtre du Vaudeville. Giuseppe et Giuseppina Strepponi assistent, médusés, émerveillés, au drame inspiré à l’auteur par sa propre liaison avec Marie Duplessis, une courtisane rachetée par l’amour – dont la tombe au cimetière de Montmartre est ornée d’une couronne de camélias blancs artificiel scellée au marbre. Il s’agit là du plus grand succès théâtral du moment, et sans doute aussi du XIXe siècle parisien.
Le camélia est une fleur sans odeur qui se fane au bout de quelques heures. Symbole de beauté et de vie éphémère, elle va hanter l’esprit de Verdi qui composa, le soir même de cette représentation mémorable, quelques mesures de l’opéra à venir. Il entend, dans cette œuvre à venir, privilégier d’abord un décor, Paris, omniprésent dans La Traviata, et surtout la relation amoureuse d’un jeune bourgeois peu fortuné avec une courtisane ivre de richesses, d’aventures et de falbalas. Mais qui garde une âme pure. Le thème que retient Verdi est le rachat de la pécheresse par le sacrifice de son amour sous l’injonction du père de son amant, implacable dans la rigueur de ses préjugés. Verdi alerte aussitôt son librettiste, Piave, et propose comme titre de son chef d’œuvre, La Traviata, autrement dit « la dévoyée », s’arrangeant pour que le mot traviata soit prononcé par Violetta elle-même, sur son lit d’agonie, au 3ème acte de l’opéra.
Mais auparavant qui l’a prononcé, ou du moins sous-entendu, ce mot de « dévoyée » ? Nul autre que le beau-père de Giuseppe, veuf de la fille de celui-là, qui voit d’un très mauvais œil la relation scandaleuse de son beau-fils avec Giuseppina, cette cantatrice qui a connu une vie amoureuse tumultueuse. Antonio Barezzi, ce beau-père, écrit alors à Giuseppe pour lui faire quelques remontrances au nom de la morale et des bonnes mœurs ; il se voit aussitôt répondre, vertement, par Giuseppe et cette lettre, datée de Paris le 21 janvier 1852, est exemplaire à plus d’un titre, car elle explique bien mieux que ne le ferait aucun critique le sens que Verdi donne à son œuvre, qui apparaît comme l’expression d’une rébellion et la revendication d’une liberté essentielle.
Giuseppe recommande, donc, à son beau-père de ne pas prêter l’oreille aux méchantes langues et aux calomnies, car lui, Giuseppe, n’a rien à se reprocher et ne voit pas ce qu’il aurait fait de mal. Pour le signifier il use d’un langage vigoureux, vif et colérique, et voilà que douze jours plus tard, Giuseppe et Giuseppina assistent à la première de La dame aux camélias. On imagine bien le choc qu’a pu éprouver Verdi en voyant ce portrait d’une femme « dévoyée » rachetée par l’amour. Tout, dès lors, était très clair dans son esprit, et cela allait déclencher une véritable révolution dans sa conception de l’opéra : loin des hymnes patriotiques, des grands sujets historiques, des décors médiévaux et des actions héroïques, Verdi conçoit d’emblée un opéra qui soit ce qu’il vient de voir à Paris, un thème contemporain, un drame bourgeois, mais dont la grandiloquence est remplacée par de brèves paroles et une suggestion musicale efficace, avec toutes les subtilités et toute la nouveauté verdienne.
Ce que l’on entend dès le lever du rideau c’est l’exaltation du plaisir. Les mots récurrents sont godiam, « jouissons », piacer « plaisir », follia « folie » (ici dans le sens d’ivresse des sens), delizia « délice », voluttà « volupté » et, maintes fois répété, gioir « jouir ». Dans son dernier soupir, Violetta murmure encore gioia « joie ». Nous sommes dans le Paris du plaisir et de la volupté, celui aussi de Balzac qui vient d’achever (en 1847) le long feuilleton de Splendeurs et misères des courtisanes, ces demi-mondaines engagées sur ce que Balzac appelle – avant la « dévoyée » de Verdi – « les mauvais chemins ». La fièvre des plaisirs de Violetta est tout aussitôt minorée par la maladie qui la ronge, et l’on assiste, dès la première scène, à son premier malaise ; et si l’on évoque la fuggevol ora (« l’heure fugitive »), l’inévitable couperet du temps, on sait dès le départ que Violetta va mourir. Et lorsqu’au deuxième acte, le père de son amant vient lui demander de renoncer à lui, elle s’écrie et répète : « Morrò !… Morrò !… » (« Je mourrai… je mourrai »). Certes, elle est tuberculeuse et a mené grande vie, mais quelle raison aurait-elle de vivre, après avoir connu le bonheur, à travers cet amour, le seul vrai auquel, dit-elle, elle aspirait depuis son enfance ? Une enfance dévastée par la vie (chez Dumas, elle est née prolétaire, de son état lingère, mais Verdi et Piave ne nous disent rien de son passé) ; et elle exprime son désespoir, après ce dialogue dramatique avec Germont : « Che a morir, che a morir preferirò, si » (« Que je préfèrerais, que je préfèrerais mourir, oui »).
L’ouverture de cet opéra est, d’ailleurs, un adagio où les cordes et les violons dominent l’orchestre, en nous donnant une impression de tristesse suggérant la fin dramatique : la mort de l’héroïne en sa lente agonie. Sitôt étirée du violon la dernière note de cette entrée en matière, Verdi, qui aime à jouer des contrastes et fonde sur ces oppositions son esthétique dramatique –le fameux mélange des genres cher aux Romantiques –, nous plonge d’un coup d’archet extrêmement sonore dans la fête et la fièvre parisienne. Nous sommes dans le salon, des plus luxueux, d’une demi-mondaine, et la pièce commence, comme le roman a accoutumé de le faire, et comme Verdi l’affectionne, in media res, au milieu de l’action. Dans le brouhaha des conversations, on perçoit « Vous êtes en retard », puis « Nous jouions chez Flora / et, dans les jeux, le temps s’est envolé ». Au premier tableau, nous sommes justement chez Flora – salon « branché » du Tout-Paris – et comprenons d’emblée qu’il y aura deux lieux de fête. Violetta intervient pour recevoir ces invités « en retard » et explique qu’elle donne ce soir une fête afin, dit-elle, « d’apaiser mes malheurs par ce remède ». De quels malheurs ? À la dix-septième réplique, alors qu’on vient de présenter ce beau jeune homme – Alfredo – à Violetta, l’ami de cette dernière, Gastone, lui apprend : « Quand vous étiez malade, il venait chaque jour, / avec anxiété, prendre de vos nouvelles… » Ainsi savons-nous que l’héroïne a été gravement malade, qu’elle tient salon pour oublier ses maux, et que son avenir est, sans doute, compromis par la maladie – soulignée par un étourdissement, presque un évanouissement, sitôt fini le toast (brindisi), moment heureux, glorieux, héroïque, de ce premier acte. Tandis que les invités passent dans la pièce à côté où quelques violons jouent une valse, Alfredo, resté seul avec Violetta, lui déclare son amour, auquel elle répond en détachant une fleur de son corsage, un camélia, qu’elle lui tend en lui demandant de le lui ramener lorsqu’il sera fané. L’amoureux comprend tout de suite, sachant la fleur de courte vie, qu’elle lui donne rendez-vous pour le lendemain, et de cette façon astucieuse, nous voyons cet amour scellé, bien que reposant sur l’éphémère et le transitoire. Avec un art consommé du dramatisme Verdi-Piave vident progressivement la scène : après la mise à l’écart des invités et de la fête, puis le duo amoureux, Violetta reste seule en scène, et l’opéra tourne seulement autour d’elle. Pour la première fois dans sa production, le compositeur entend plonger dans le drame intimiste et les tourments d’une âme solitaire. On comprend que ses contemporains, peu habitués à la musique de chambre dans un melodramma, aient tardé quelque peu à applaudir cette œuvre novatrice. Et d’ailleurs la première réplique de Violetta, sitôt parti Alfredo, est : « È strano ! È strano !.. ». (« C’est étrange, étrange ! »). Oui, nous sommes dans une atmosphère étrange, dans une intimité qui n’est pas coutumière, et la chanteuse elle-même s’en étonne, en épelant plus qu’en chantant ces deux mots. Il y a parfaite adéquation entre musique et paroles, entre message et situation. Le débat qui occupe l’aria de Violetta est fortement contrasté : d’une part il y a cet amour auquel elle aspirait depuis toujours sans y croire, de l’autre les folies de sa vie mondaine de femme entretenue, ce qu’elle qualifie d’ « aride follie del viver moi » (« les stériles folies de ma vie »). Elle met ces deux options sur la balance et conclut que « amor è palpito », que « l’amour est la vie ». Pourra-t-elle franchir le pas, changer d‘existence ? Hélas ! Elle n’est qu’une « pauvre femme solitaire / abandonnée au milieu / de ce désert peuplé / qu’on appelle Paris » (on remarquera l’appréciation toute verdienne de la capitale française, de la part de ce paysan qui préfèrera toujours la solitude de son Émilie-Romagne aux fastes fallacieux des grandes villes).
Malgré la voix d’Alfredo qui intervient en fin d’aria, l’accompagnant et l’encourageant de dehors, sous son balcon, et qui répète « Amor, amor è palpito », Violetta, « sagement », opte encore pour cette liberté qui est la sienne – « Sempre libera », « toujours libre » -, allant de cœur en cœur, d’amant en amant, ou, comme elle dit « Folleggiar di gioia in gioia », littéralement « faire des folies », mais l’ancien français disait pareillement « folloyer », et Violetta répète ce qui est, dans cet acte, son leitmotiv : Gioir, jouir. La musique est à l’image de cette fièvre, tantôt emportée et presque parlée, tantôt cantabile, chantante et réclamant de la soprano une tessiture exceptionnelle, puisque l’acte se termine généralement par la note la plus élevée, un contre-mi (ce que beaucoup d’interprètes ne font pas). La cantatrice idéale de ce rôle, et par l’étendue de la voix, qui va du si grave au contre-mi, et par l’expressivité dramatique, et le physique, a été la Callas, dont on a maints témoignages discographiques et filmographiques.
Le second acte nous emmène à la campagne, trois mois plus tard (Alfredo le souligne dès le lever du rideau), loin du bruit et de la vanité du monde parisien. Le couple s’est constitué, a choisi un havre et vit de l’air du temps. En fait, pas vraiment, car cet acte-là est centré sur l’argent nécessaire à la survie du couple, et qui amène Violetta à vendre peu à peu ses biens (« chevaux, calèches et tout ce qu’elle possède »), ce qu’apprenant, Alfredo décide d’aller à Paris pour contrer l’opération et dénicher à son tour de l’argent. Entre temps Violetta reçoit une invitation à une soirée chez Flora ; nous situons donc bien la scène et son rapport à la vie mondaine. La balance est toujours entre ses deux options. Pourtant Violetta est heureuse de sa nouvelle vie, tout comme Alfredo au début de l’acte et chantant – c’est un des grands airs du ténor – la fidélité à cet amour (« Je veux vivre fidèle à toi, oui, oui ») et, oublieux de l’univers et de tout ce qui l’entoure – et qui ne va pas tarder à lui tomber dessus – il se sent vivre « quasi in ciel, » « presque dans les cieux ». Et voilà soudain que le ciel lui tombe sur la tête. Son père se fait annoncer, alors qu’Alfredo est parti à Paris, et vient demander à Violetta de renoncer, au nom des principes moraux en vigueur dans la bourgeoisie de cette époque, à cette liaison qui porte tort à sa fille, dont les justes noces seraient compromises par la fréquentation par son frère d’une femme aussi légère, une créature du demi-monde. La réaction de Violetta est celle de la dignité offensée : « Je suis chez moi, monsieur, et je suis femme ». Face aux accusations du père qui lui reproche de profiter financièrement de son fils, elle lui montre le papier – une facture – prouvant, bien au contraire, qu’elle vend ses biens pour entretenir Alfredo. Renversement de la situation. Giorgio Germont, dans un très bel air – morceau de bravoure du baryton – exerce alors un chantage sentimental : la préservation de la pureté de son ange de fille (« Pura siccome un angelo », « aussi pure qu’un ange ») l’exige, et il prononce alors le mot qui sonne comme un couperet : sacrifizio. Violetta est touchée au cœur, dans sa partie la plus vulnérable. C’est donc par amour pour Alfredo qu’elle va sacrifier le sien, et elle rédige deux lettres, l’une à Flora acceptant finalement son invitation à rejoindre la grande meute des fêtards parisiens, et l’autre à Alfredo dont nous ne connaissons pas le contenu, mais suffisamment claire pour qu’il explose en la lisant : « Mille serpi divoranmi el petto », « Mille furies me dévorent le cœur ». Tandis qu’elle écrit cette lettre à Alfredo, l’on entend les accents déchirants d’une clarinette solo (Ré-Si bémol-La, répété deux fois, comme une plainte). La musique est dépouillée à l’extrême, comme désormais tout ce qui touche à l’intime sentiment de cette traviata. Et lorsqu’Alfredo revient et la voit écrire, lui cachant sa lettre, elle laisse parler son cœur et sa blessure en une déchirante imploration, une injonction désespérée : « Amami, Alfredo, amami quant’io t’amo » (« Aime-moi, Alfredo ! Oh, aime-moi, comme je t’aime »). Le reste de la scène est occupé par le père raisonnant son fils qui, n’en pouvant plus, quitte la place en jurant de se venger.
Le rideau se relève aussitôt sur le second tableau de cet acte, et nous retrouvons les salons parisiens, la futilité, le jeu et les amis de Flora, bientôt rejoints par Violetta au bras de son ancien protecteur, un baron (comme une réminiscence du baron de Nucingen, de Balzac, exhibant Esther, sa maîtresse). Un intermède musical et dansant fait surgir un chœur de gitanes, comme échappées de l’opéra précédent, Le Trouvère, des diseuses de bonne aventure, comme on en trouvera aussi dans Un Bal masqué et dans La Force du destin, toujours annonciatrices du pire, du moins sont-elles là pour signifier que le destin va frapper ; ce chœur des femmes est suivi par celui des hommes, des amis de Flora, travestis en matadors et picadors espagnols. Ils chantent la gloire du torero qui, après avoir abattu la bête, conquiert le cœur de la femme : Carmen et le toréador ne sont pas loin. Mais au-delà de l’aspect anecdotique et du pur divertissement, comment ne pas penser que l’allusion à la corrida renvoie clairement à une mise à mort : c’est la Traviata qui est promise au sacrifice, comme annoncé précédemment par Germont. Entre alors Alfredo qui s’assied à la table des joueurs. L’art incomparable de Verdi consiste à opérer alors un contraste dramatique entre la futilité anodine des joueurs (« Ben desinvolto ! » – « Quelle désinvolture ! ») et l’angoisse de Violetta face à son ex-amoureux, qui se traduit à trois reprises par un ostinato : « Pietà, gran Dio, pietà, gran Dio, di me ! » (« Pitié, mon Dieu, pitié, mon Dieu, pour moi ! »). Nous touchons là au sommet du dramatisme et de l’émotion. Alfredo gagne aux cartes – heureux au jeu, malheureux en amour, il ne manque pas de le souligner. Et tout l’argent gagné, il le jette au visage de Violetta, qui s’effondre, au cours d’une scène d’une extrême violence musicale, interrompue par l’arrivée du père, figure tutélaire désormais, qui reconnaît la générosité de Violetta et ne supporte pas que son fils l’offense de la sorte (cette irruption du père ne figurait pas dans la pièce de Dumas, et a été ajoutée par Verdi et Piave, en vertu du jeu de contrastes habituel dans ce melodramma). Le chœur entame alors un des plus beaux airs de l’opéra : « Oh quanto peni ! Ma pur fa cor… / Qui soffre ognuno del tuo dolor » (« Que de souffrances ! mais prends courage… / Nous souffrons tous de ta douleur »), tous les personnages s’unissant dans leur monologue vocal conjugué ; « Moi seul ici sait quel courage cache le cœur de cette malheureuse », dit le père, « Hélas ! Hélas ! Qu’ai-je fait ? » se lamente le fils, « Alfredo, Alfredo, tu ne peux pas comprendre tout l’amour de ce cœur », chante Violetta ; les voix s’élargissent et décroissent en gammes montantes et descendantes, comme une marée vocale d’un saisissant effet. Au point que dans son film E la nave va…, où Federico Fellini tout à la fois raille l’opéra, dont son enfance a été allaitée, et lui rend un magistral hommage, c’est ce chœur de La Traviata qui rythme le naufrage de la nef, torpillée par le cuirassé austro-hongrois, après que les cendres de la regrettée cantatrice au nom évocateur, Edmée Tetua [tais-toi, donc], ont été dispersées au large de son île natale. Le baron protecteur prend la défense de Violetta et défie en duel Alfredo tandis que le rideau tombe.
Le troisième acte est celui de l’immolation. Le prélude est un andante pour cordes reprenant, un demi-ton plus haut, l’ouverture de l’opéra. Nous sommes dans l’ombre, Violetta au lit, en déshabillé. La musique, d’une grande mélancolie, aux tonalités funèbres, nous signifie que la mort est proche. « On dirait une fine dentelle tissée avec les derniers fils qui retiennent Violetta à la vie », écrit dans sa vibrante analyse le prince de Valori, contemporain de Verdi. De fait, presque pas d’action, le chant est du langage parlé – notamment quand Violetta lit la lettre du père d’Alfredo lui annonçant que son fils va venir lui demander pardon. Un langage épuré, sans nul effet, pas de métaphore, pas d’envolée poétique ; et le docteur annonce à la femme de chambre que sa maîtresse n’a plus que quelques instants à vivre. Mais voilà qu’Alfredo, qui a réchappé au duel, revient vers elle et, reconnaissant ses erreurs, lui demande pardon. Ce pardon est potentialisé par celui – plus étonnant, car Dumas ne l’avait pas prévu dans sa pièce – du père d’Alfredo. Et ce qu’il dit à Violetta a valeur de réparation : « A stringervi qual figlia vengo al seno » (« Je viens vous serrer dans mes bras comme une fille »), répondant ainsi à la promesse qu’il lui avait faite au second acte : « Qual figlia, qual figlia m’abbraciate » (« Embrassez-moi, embrassez-moi comme votre fille », l’avait-elle imploré en acceptant de se séparer d’Alfredo). Il la place ainsi à égalité avec son fils, et rétablit ce couple qu’il avait détruit, ce pourquoi Violetta lui répond, dans une réplique à double sens : « Ahimè ! tardi giungeste » (« Hélas ! Vous arrivez bien tard »). Mais cette mort qu’elle vit dans sa chair martyrisée, est-elle mort de phtisie ou mort d’amour ? Le musicien et son librettiste sont bien clairs : dès lors que Germont lui demande de libérer son fils de cet amour coupable (à ses yeux), elle s’écrie : dites à votre fille, si belle et si pure, que cette femme que je suis se sacrifie pour elle « et qu’elle mourra », « Che a lei il sacrifica e che morrà, / E morrà, e morrà ». Par trois fois, elle déclare que son sacrifice la fera mourir. Et voilà qu’ils sont tous deux à son chevet, le fils et le père, mais c’est trop tard. Le bonheur qu’elle a à retrouver les bras d’Alfredo lui donne une ultime force, et c’est l’air final de Violetta : « Les spasmes de la douleur / Ont cessé… / En moi… renaît, renaît…m’anime / Une force insolite !… / Ah, je… Mais je reviens à la vie » – « Ah ! ma io… ah ! ma io ritorno a viver ! Oh gioia » – « Oh, joie !… ». Comme l’aura précédant une crise comitiale – le haut mal –, le chant s’élève à un état de grâce, presque mystique, avec cette « joie » ultime qui est comme le visage de Dieu entrevu vers lequel son âme simple et pieuse aspirait. La voix de Violetta parcourt alors toute l’étendue de sa tessiture, du mi grave à ce si aigu où culminent et son cri de joie et son dernier souffle. Qui n’a pas pleuré en l’entendant ? Oui, nous pleurons tous sur le destin malheureux de la « traviata », nous pleurons sur elle depuis que Germont a exigé d’elle le sacrifice de sa vie. Femme immolée, martyre de la passion d’amour la plus haute, la plus noble et digne, elle touche et broie, depuis un siècle et demi, le cœur de tous les spectateurs de cet opéra, le plus joué de par le monde et sur toutes les scènes.
Un dernier mot. Alexandre Dumas fils n’avait pas prévu de faire venir le père au dernier acte pour demander pardon du sacrifice de la Dame aux Camélias. Mais Verdi, lui, le convoque, et l’on sait même qu’il l’aurait exigé de Piave, son librettiste. Giuseppe, on l’a vu, a un compte à régler avec ces pères guindés et exigeants dans leur morale étroite et leurs préjugés. Comment ne pas voir que c’est Antonio Barezzi qu’il convoque ici, lui qui a essuyé les foudres de son beau-père, mais qui a su lui répondre avec force, en faisant valoir les droits d’une liberté essentielle, celle que Violetta proclamait au premier acte dans son fameux Libera – un Libera qui sera aussi la plus belle page et la plus significative du Requiem de Verdi, apogée de sa science musicale. ? Oui, il oblige le père noble à demander publiquement pardon.
Mais le plus bel hommage rendu à cet opéra est cette réflexion de l’auteur de la pièce lui-même, Alexandre Dumas fils, qui, selon des propos rapportés par le prince de Valori -– trouvant l’adaptation verdienne « comme inspirée, comme ennoblie » et s’écriant : « On a de la pitié pour La Dame aux camélias ; on a des pleurs pour La Traviata » – , déclara : « Dans cinquante ans qui se souviendrait de La Dame aux camélias ? Verdi l’a rendue immortelle ».
Cf. Albert Bensoussan, Verdi, Gallimard, Folio-biographies, 2013
INFOS PRATIQUES
La Traviata de Giuseppe Verdi, dans une mise en scène de Flavien Maléval, le 16 mars 2024 à 18 h et le 17 mars 2024 à 16 h.
Couvent des Jacobins
Place Sainte-Anne
35000 Rennes
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On reste ébloui par une connaissance aussi profonde que détaillée de cet opéra et des circonstances très particulières entourant sa création. Ce qui ne pourra qu’ajouter, désormais, au plaisir de l’entendre et peut-être même, si l’occasion se présente, de le voir.