L’exposition Gérard Zlotykamien. Tout va disparaître au musée des Beaux-Arts de Rennes, en partenariat avec Teenage Kicks, illustre le parcours d’un des pionniers de l’art urbain en France, du 21 octobre 2023 au 7 janvier 2024. Quand le mouvement est né à Paris il y a 60 ans, Zloty était aux premières loges, bombe à la main. Depuis plus de six décennies, il habite les murs de la ville de ses figures fantomatiques et essentielles que le temps ou l’action des hommes effaceront inéluctablement.
Comment Gérard Zlotykamien parvient-il à émouvoir son public avec des formes aussi minimalistes ? Peut-être est-ce la fausse innocence du trait où se devine de manière sous-jacente une grande précision ? Ou l’accumulation de ces visages qui vous transpercent de leurs yeux arrondis ? La relation entre les institutions et Zloty a connu ses hauts et ses bas, mais environ 400 visages flottent sur les murs du patio du Musée des Beaux-Arts de Rennes jusqu’au 7 janvier 2024. Est-ce nous qui les regardons ou l’inverse ? Silencieux et immobiles, ils semblent sonder les âmes des personnes qui les observent et avoir beaucoup à dire, à l’image de son créateur, acteur majeur de l’art urbain en France, si ce n’est le premier.
En regardant l’œuvre de Gérard Zlotykamien, alias Zloty, nul besoin de parler. Ses “éphémères”, comme ils les appellent depuis les années 60, parlent pour lui. Dans ses traits noirs se dessine ce que les mots, parfois, ne disent pas.
Gérard Zlotykamien est né en 1940 au sein d’une famille juive d’origine russe et d’Europe de l’est. Quand ses parents sont déportés en 1942, « le plus jeune prisonnier de France » a deux ans et il est placé dans une famille qui le maltraitera. Il retrouvera ses parents à la fin de la Seconde Guerre mondiale, mais ce seront les seuls survivants de sa famille. Ce traumatisme, les crimes dont l’homme est capable envers ses semblables, hantera toute son œuvre. Au sortir de la guerre, l’adolescent est en situation d’échec scolaire. C’est la rencontre en 1954 avec Yves Klein, professeur de judo avant d’être l’artiste que l’on connaît, qui sera cruciale. Il devient son élève et les deux hommes passionnés de judo et de dessin nouent une relation forte. Le jeune homme participera d’ailleurs à la réalisation de la célèbre photo Saut dans le vide de Klein (1960). Quand ce dernier devient artiste, il arrête son professorat de judo et donne son kimono à son apprenti, geste symbolique qui représente une transmission qui va bien au-delà du sport.
Zloty expose dès 1958 à la galerie Cimaise à Paris. La figure humaine, fantomatique et glaciale, habite déjà son travail. Ses peintures deviennent de plus en plus synthétiques avant que le fond ne disparaisse pour ne garder que ce personnage « obsédant et obsédé ».
Une censure inacceptable à ses yeux signera sa défiance envers le milieu de l’art, régi par des règles qu’il ne comprend pas. En 1963, il participe à la troisième biennale des jeunes au Musée d’Art Moderne de Paris avec un collectif d’artistes qu’il a cofondé pour l’occasion, L’Abattoir. Son œuvre Ronde Macabre est encensée, mais André Malraux, ministre de la culture de l’époque, censure Dictateurs éventrés d’Eduardo Arroyo par peur de représailles géo-politiques, car elle représente deux personnalités politiques encore en activité : Salazar et Franco. Son succès n’efface pas le choc de cette censure, il rejette les institutions et se tourne vers le seul endroit où, selon lui, la liberté est totale. La rue devient alors son terrain de jeu. « C’est lui le premier ! C’est lui le premier qui soit intervenu comme ça. C’est extraordinaire que ça se soit passé à Paris », interpelle le street-artiste Blek le Rat dans le documentaire que la galerie parisienne MathGoth dédie au travail de Zloty à l’occasion d’une rétrospective visible jusqu’au 28 octobre. « Tout le monde pense que ça s’est passé aux États-Unis […] qu’on a été influencés par les Américains. Pas du tout. L’initiateur de tout ça, c’est Zloty. »
« Quand vous lui mettez une bombe ou un pinceau dans la main, rien ne peut l’arrêter […] Il aime qu’il y ait du Zloty partout. »
Jean Faucheur, artiste et commissaire de l’exposition.
Le précurseur commence à peindre en extérieur avec un outil singulier, une poire à lavement avant d’être un des premiers à utiliser la bombe à la fin des années 60. « L’avantage de la bombe, c’est qu’elle peut s’abstraire des défauts du mur, parce que vous êtes toujours à distance. Il n’utilise pas la vitesse ou la pression de la bombe aérosol, mais un mouvement lent qui donne le côté flottant », informe Jean Faucheur. Zloty retranscrit les préceptes du judo, rigueur et précision, dans son art. « Dans certaines de ses œuvres, il utilise la poire à lavement et la dynamique de la coulure pour donner une dramaturgie différente. »
Alors qu’à cette période des artistes comme les Bretons Raymond Hains et Jacques Villeglé déplacent des affiches lacérées de la rue dans les galeries, Gérard Zlotykamien sort de la galerie et fait de l’espace public son atelier. « Ce n’est pas un artiste qui met en opposition le monde des galeries et celui de l’art de la rue. Pour un musée des Beaux-Arts comme le nôtre, c’est intéressant de souligner ce phénomène-là », déclare Jean-Roch Bouiller, directeur du Musée des Beaux-Arts de Rennes. L’artiste joue sur la porosité qui existe entre les deux milieux. Zloty utilise la plupart du temps des matériaux peints dans la rue qu’il extrait ensuite de l’espace public, comme la porte de mirador qui se trouvait à Berlin Est en 1990. Il l’a subtilisé à la rue après être intervenu dessus. « La pauvreté du matériau sur lequel il intervient est essentielle dans son travail. Il a parfois plus de mal à maltraiter les toiles », souligne le commissaire d’exposition.
Dans le minimalisme de ses formes, une certaine dureté du propos et une dramaturgie forte transparaissent. Sensible aux maux de notre monde, il dessine toutes les âmes que les guerres et la cruauté humaine ont injustement prises. En 1999, l’exposition Les Petites filles nues naît du choc ressenti quand il voit la photographie tristement célèbre de cette petite fille qui court dans la rue, nue et apeurée, à la fin de la guerre du Vietnam. « Il a vu débarquer les flics dans l’exposition, ils pensaient que c’était une exposition problématique avant de s’apercevoir que c’était tout à fait normal. ». Dans le patio, des sacs en toile de jute sont entassés ici et là. L’utilisation de cet objet vient d’une anecdote racontée par sa mère, déportée à Bergen Belsen. « Elle s’était un jour assise sur des sacs et s’est rendu compte qu’à l’intérieur, il y avait des cadavres », raconte Jean Faucheur. « Cette image a frappé Zloty. Il fait référence à ce souvenir dramatique et surréaliste dans beaucoup d’expositions. » Quant à Cendres d’éphémères (2011), rares sculptures qu’il a réalisées, elles représentent des œuvres peintes sur châssis, brûlées et mises dans des pots. Comment ne pas y lire une référence aux camps de concentration qui ont détruit la vie de milliers de personnes ?
Avec ses pinceaux et ses bombes, Zloty rejoue inlassablement le jeu de la vie et la mort. Tout est une question d’apparition et disparition dans son œuvre, et ce jusque dans les lieux où il intervient, souvent en transition, marqués par le temps – déchetterie, abattoir. Les lieux et supports sans noblesse l’inspirent. « Il y a chez lui une sorte de phobie de la présence et d’amour de l’absence. » Dans Effacements (1977), l’artiste peint des visages qu’il expose pendant quelques semaines avant de les repeindre en noir, procédé qui entre en résonance directe avec le titre choisi pour l’exposition : Gérard Zlotykamien. Tout va disparaître. Un jour où l’autre tout finit par disparaître, ne reste que le souvenir. « Son travail dans la rue n’existe plus, ne reste que les objets. Mais qu’est-ce qu’un objet qu’on retire de la rue et met dans une galerie ou un musée ? Ça pose beaucoup de questions. » Et Gérard Zlotykamien pose de véritables questions, celles qui ont du sens et interrogent le monde de l’art sur ses propres contradictions. La Fondation Rothschild, acquéreuse de deux de ses œuvres, porte plainte contre lui en 1983 pour avoir posé des personnages sur la façade de la fondation. Zloty perd le procès. « Il pose des questions pertinentes à l’institution même quand elle va dans son sens. Elle achète des œuvres, mais que dit-elle s’il lui en donne ? » Il est clair que la fondation n’a pas compris le travail de l’artiste qu’elle venait d’acquérir…
« J’effacerai mes œuvres quand ils me rendront les miens. »
Gérard Zlotykamien aux juges dans le procès qu’on lui a intenté pour avoir peint 70 murs dans la ville d’Ulm (Allemagne).
Malgré la relation tumultueuse qu’il entretient avec les institutions, dans le patio du Musée des Beaux-Arts de Rennes, lieu intermédiaire entre la rue et le musée, l’artiste s’est senti à l’aise pour y intervenir. « Je veux tout ça pour moi », a-t-il d’ailleurs dit en découvrant les lieux. Et dans ce « tout ça » qu’il a recouvert à sa guise, une bouche rouge ressort entre toutes, il y a pourtant environ 400 bouches… « Je suis une anomalie, le fait d’être un peintre au XXIe siècle est une anomalie. On a peut-être besoin d’autre chose dans l’existence que quelqu’un qui fait des dessins sur un mur. Vous avez une anomalie dans une anomalie », ces quelques mots prononcés à la dérobée par l’artiste pendant la conférence de presse est révélateur de l’art de Zloty. Célébré à la Fondation Cartier en 2009 avec l’exposition Né dans la rue – Graffiti, il est un père fondateur de l’art urbain en France qui continue de marquer une génération de graffeurs et graffeuses. Âgé de 83 ans, cet homme a l’âme d’un artiste de rue à l’état pur. L’œuvre de Zloty personnifie la beauté et l’essence du mouvement : des œuvres libres et radicales qui interpellent et restent gravées en mémoire même après que le temps ou l’homme ne les aient effacé.
INFOS PRATIQUES
Exposition Gérard Zlotykamien. Tout va disparaître, du 21 octobre 2023 au 07 janvier 2024
Du mardi au dimanche : 10h –18h Fermé lundi et jours fériés
Musée des beaux-arts de Rennes : 20, quai Émile Zola 35000 Rennes
mba.rennes.fr