Les Yeux ouverts, tel est le nom du projet qui implique de nombreux acteurs de la vie locale de Rennes. Au mois d’avril, le street artist Vincent Glowinski (Bonom) dévoilait le premier pan d’un travail pictural au long cours quai de la Prévalaye. Si les Tombées de la Nuit et l’artiste en sont les initiateurs, sa réalisation doit à la volonté d’une entreprise, la SNPR, et de son dirigeant Vincent Lesage.
Nous avions rendu compte (ici) de la première œuvre gigantesque que Vincent Glowinski avait réalisée sur les bâches protégeant un chantier au 45 quai de la Prévalaye. Depuis lors, une seconde réalisation a été dévoilée. Son positionnement, plus central dans la ville (boulevard de la Liberté), aura sans doute frappé et intrigué plus de monde que le premier. Son thème aussi. Succédant au détail agrandi d’un tableau classique, une scène d’accouchement à la maison tirée d’un documentaire est exposée aux yeux de tous. Interrogeant le regard sur la ville et la place que l’art peut y prendre, Vincent Glowinski questionne le regard, tous les regards, le regarder en général.
Le sien tout d’abord. De fait, chaque œuvre présente une focale, un point de vue personnel, subjectif sur une image ; une scène représentant une situation inaltérable et généralement préservée. Préservée en ce sens qu’il s’agit plutôt de détails généralement minimisés, voire mis sous le boisseau (dans les musées, les documentaires, les photos de magazines…) et non projetés, sans filtres, vers les yeux grands ouverts des passants dans l’espace public. Le projet est définitivement lancé ; il est bien temps d’en savoir un peu plus sur sa genèse et son avenir.
Unidivers a rencontré Vincent Lesage, le directeur de la SNPR, afin de le questionner sur cette rare rencontre créatrice entre graffeur et entrepreneur. En effet, le projet repose sur la collaboration active entre l’artiste, les Tombées de la Nuit et l’entreprise de travaux publics SNPR. Cette entreprise rennaise (170 salariés, 43 années d’existence) est spécialisée dans les extérieurs, façades et toitures (couverture, étanchéité, ravalement de façade, isolation thermique, maçonnerie, taille de pierre…). Elle traite tous types de chantiers, notamment des rénovations de bâtiments modernes comme de monuments historiques.
Unidivers : Avant cette initiative commune entre les Tombées de la Nuit, Vincent Glowinski et la SNPR, comment viviez-vous, gériez-vous la visibilité, la présence dans la ville de votre entreprise qui interfère avec l’espace public, les habitants, les passants ?
Vincent Lesage : Notre difficulté en tant qu’entreprise est d’être visible. Comment fait-on adhérer nos futurs clients à notre entité, à notre savoir-faire, à notre qualité de travail ? Nous n’avons pas une démarche de commerciaux, de vendeurs. On ne peut pas faire du porte-à-porte en déclarant « nous travaillons bien, faites nous travailler ». Pour faire vivre l’entreprise, amener du travail à nos employés, nous devons pourtant trouver des chantiers. Notre seule visibilité est ainsi nos façades ; ce qui est vu du public constitue nos cartes de visite. Voilà notre priorité en terme d’image d’entreprise. En somme, « Messieurs, Mesdames qui passez dans la rue, vous avez vu notre chantier, voici le résultat, c’est ce que nous savons faire ».
U. : De ce constat est né le projet Les yeux ouverts…
Vincent Lesage : L’histoire de la connexion est un peu différente. Il y a quelque mois, nous avons réalisé une restauration assez emblématique pour les Rennais. Il s’agit de la rénovation de la façade de la brasserie Saint-Hélier. Un bâtiment que peu de gens appréciaient ; une vraie verrue, taguée dans tous les sens. Il y avait une vraie nécessité à rénover pour l’environnement urbain, pour les habitants. Nous avons remporté l’appel d’offres pour ce chantier piloté par la ville de Rennes et Territoire. Dans un délai extrêmement court, nous avons réussi à procéder à une réhabilitation assez sensible, car il s’agissait de conserver un certain cachet ancien sur un bâtiment en béton armé. La visibilité était maximale, bien que très brève. Il y avait des échafaudages, des filets… et un monsieur qui passait en vélo a levé le nez. Il s’agissait de Claude Guinard. Immédiatement, il s’est projeté en pensant à un artiste qu’il connaissait et qui travaillait sur des bâches, des échafaudages. La suite est simple : il m’a appelé, nous avons pris rendez-vous et il m’a présenté le travail de Vincent Glowinski. J’étais en confiance. J’ai tout de suite adhéré au projet. En tant que Rennais, je connais Les Tombées de la Nuit, j’ai suivi certaines propositions qui me semblaient vraiment pertinentes en matière d’animation de la ville.
U. : Aucune crainte pour l’image de l’entreprise, pour la difficulté de mise en œuvre, les réticences des différents partenaires ?…
Vincent Lesage : Oui. Pourquoi ? Justement parce que l’idée était décalée. Faire venir un graffeur sur nos échafaudages était inédit. Généralement, nous sommes plutôt dans le conflit. Il faut savoir que tant qu’un chantier de ravalement n’est pas réceptionné par le client, l’entreprise est responsable. Donc un tag, un graff, alors que nous avons terminé le travail, peut nous coûter cher, très cher. La reprise est à notre charge. Avec cette proposition, je me suis réjoui à l’idée de prendre ce problème à contre-pied. Il s’agissait de montrer que l’entreprise n’est pas que dans la protection stérile de son image, de son travail, elle est ouverte à la mise à disposition de ses structures pour de vrais artistes. Un concept vraiment intéressant. En outre, en général, les habitants ont hâte de voir partir nos échafaudages. Ici s’ouvrait la possibilité de transformer un support qui semble détestable à quelques-uns en support d’une œuvre appréciable par le plus grand nombre.
U. : Vous devez néanmoins traiter avec les syndics, les copropriétaires…
Vincent Lesage : Oui, bien sûr. Nous avons une démarche très claire. Il est nécessaire et normal d’obtenir l’aval de toutes les parties concernées. Nous avons mis en œuvre une procédure très simple avec un courrier de l’entreprise et un courrier des Tombées de la Nuit qui expliquaient la démarche en amont aux différentes parties en présence. Notre but n’est pas d’imposer, c’est une démarche volontaire et collective qui doit être approuvée par tous.
U. : Et quelles sont globalement les réactions ? Combien de demandes et combien d’accords avez-vous recensés ?
Street art de Bonom à Bruxelles. Photo : Ximena Echagüe
Vincent Lesage : Pour l’instant, nous avons fait huit propositions. Enfin, disons que nous avons huit propositions. Trois sont déjà actées et cinq sont en gestation. Sur ces cinq qui restent à faire, nous n’avons eu qu’un refus. C’est globalement positif. Et pourtant, je dois avouer qu’après la réalisation du 33 boulevard de la Liberté, j’ai eu un peu peur qu’on nous refuse d’autres projets (rires)…
U. : Les sujets ne sont donc pas déterminés ? Vous acceptez donc, en outre de laisser une certaine liberté à l’artiste ?
Vincent Lesage : Oui, tout à fait. C’est acté depuis le départ. Et puis il y a les contraintes. Celles liées à nos métiers comme de la disponibilité de l’artiste. Il faut que ça cadre. C’est extrêmement complexe, il faut déterminer les dates de mise en place. C’est déjà compliqué pour nous, il faut tenir compte des intempéries notamment. Il faut ensuite, une fois l’échafaudage mis en place, que nous envoyons à Vincent Glowinski (Bonom) des photos de la structure afin qu’il réalise le quadrillage de l’image qu’il veut mettre en œuvre. Mais c’est très agréable parce que Vincent est quelqu’un d’abordable, de très organisé, c’est un technicien, comme nous, il comprend nos paramètres, nos contraintes. Il est tout à fait disposé à respecter les contraintes de sécurité lors de ses performances. Ce n’est pas rien de déambuler sur un échafaudage et il faut respecter les consignes des professionnels que sont nos ouvriers, nos conducteurs de travaux, nos chefs d’équipes. Ça match parfaitement avec nos ouvriers et des syndics. Ce ne serait peut-être pas la même histoire avec quelqu’un d’autre, aussi talentueux soit-il, mais qui ne ferait pas montre d’une agréable personnalité ? Là le courant passe. Chacun s’y retrouve.
U. : Vos employés aussi ? N’est-ce pas un peu particulier pour eux d’avoir un patron qui s’engage dans une telle démarche ?
Vincent Lesage : Non. Au contraire, c’est une vraie dynamique. Sans doute, la personnalité de Vincent Glowinski, son côté technicien, y est-elle pour beaucoup, mais, dès le départ, il y a eu un vrai enthousiasme parce que c’est une proposition qui correspond à nos problématiques, à nos interactions quotidiennes, tant avec le rejet des habitants pour les échafaudages, les bâches, qu’avec l’intérêt de chacun pour la mise en valeur de notre travail. À tous les échelons de l’entreprise, l’adhésion a été assez bonne et rapide. De toute façon, ça ne pouvait pas être que le délire d’un patron qui se met à vouloir faire dans le culturel parce que techniquement ce sont les conducteurs de travaux et les ouvriers qui se trouvent réellement confrontés à la mise en œuvre. Et ce sont encore eux qui ensuite vivent quotidiennement sur ces chantiers…
U. C’est néanmoins une certaine plus-value, une image de marque pour votre entreprise ?
Vincent Lesage : En tant que Rennais, j’aime animer ma ville et je n’ai guère l’occasion de le faire hormis à travers ce genre de collaboration. Un outil de travail devient un support artistique. C’est peut-être une occasion de faire changer les regards sur les chantiers, sur les modifications de l’espace public. Cela crée un précédent qui est intéressant. Que d’autres entrepreneurs et artistes s’emparent également de cette proposition. Autrement, peut-être que dans quelques mois les Rennais regretteront de ne plus voir fleurir des œuvres sur les nombreux échafaudages de la ville…
Vincent Glowinski : Après des années de clandestinité dans le street-art sous le pseudo BONOM, pendant lesquelles son bestiaire torturé recouvrait spontanément des murs inaccessibles de Paris et Bruxelles, Vincent Glowinski s’est affranchi de son double culte pour peindre et performer en pleine lumière sous sa véritable identité. À l’invitation des Tombées de la Nuit et de la société de rénovation SNPR, qui met à disposition ses espaces de travail (avec l’aimable autorisation des copropriétés), Vincent Glowinski explore l’anatomie à travers ses représentations classiques ou contemporaines, et nous incite au quotidien à garder les yeux ouverts. Retrouvez les oeuvres de Bonom à Bruxelles sur une carte interactive, ici. Voir le site de Vincent Glowinski ici.