Jardins d’hiver, le festival littéraire des Champs Libres de Rennes se tiendra du 2 au 4 février 2024. Dans ce cadre, la poétesse Lisette Lombé et la musicienne Cloé du Trèfle seront les invitées du samedi 3 au soir avec Brûler, Danser, un conte électronique aux élans féministes intersectionnels. Entretien avec Lisette Lombé.
Lisette Lombé est une artiste plurielle belgo-congolaise. Dans une démarche sociale, féministe et anti-raciste, elle met ses différents talents au service d’un engagement personnel et solidaire. Poétesse, slameuse, artiste scénique et plastique, elle est aussi cofondatrice du collectif L-SLAM créé en 2015. Le collectif propose des sessions slam avec une perspective pédagogique, le but est de passer le micro à différentes femmes qui ont « l’urgence de dire ». L-SLAM propose aussi des ateliers d’écritures dans des entreprises, des maisons de jeunes, des maisons de repos ou des maisons arc-en-ciel afin de pousser les femmes et les personnes issues des minorités à s’exprimer seul.e.s ou collectivement, en offrant des espaces sécurisants et valorisants.
Unidivers – Pouvez-vous me parler de votre parcours militant et artistique ? Ont-ils toujours été liés ?
Lisette Lombé – Oui. J’ai eu d’autres vies professionnelles avant de me lancer dans l’art. J’ai d’abord été enseignante puis travailleuse sociale. Mon dernier emploi était dans une association féministe, suite à un burn out, j’ai dérivé vers une carrière d’artiste et poétesse engagée. Je me situe à un endroit intersectionnel dans la défense des droits des femmes, avant c’était lié à mon ancrage associatif, maintenant il se retrouve dans ma pratique. Je crois que la singularité de mon travail est ce croisement, ce métissage de l’artistique, du culturel et du militantisme. Cette articulation est très importante pour moi.
[*intersectionnel : notion désignant la situation de personnes qui vivent une accumulation de plusieurs types de discriminations, de dominations ou de stratification, elles peuvent être liées au genre, au sexe, à une ethnie ou encore à une situation sociale, Ndlr.]
Unidivers – Comment décrire votre travail ?
Lisette Lombé – J’utilisais avant l’expression de poésie engagée, mais j’ai rencontré une libraire qui a parlé d’art et de poésie sociale et ça m’a parlé. Je ne travaille pas au service d’un agenda social, mes productions ne sont pas instrumentalisées, mais elles sont là pour faire caisse de résonance par rapport à des préoccupations liées aux injustices et aux discriminations. Une urgence de dire – comme on l’appelle en slam – des choses qui me travaillent et qui en travaillent d’autres. Le « je » que j’utilise est en réalité un peu un « nous » qui s’en prend aux stéréotypes. Ce n’est pas pour changer le monde, mais pour évoquer les questions de la représentativité et de l’empouvoirement. J’essaye de donner un souffle et une force poétique dans mes élaborations pour permettre à des gens ensuite de se les approprier.
Unidivers – Pour vous l’écriture de poèmes, les performances, le slam sont un moyen de combattre ?
Lisette Lombé – J’étais plus radicale avant, j’agissais sur des choses qui secouent plus ou moins les systèmes et les institutions. Maintenant je suis plus à la recherche d’un endroit de justesse que je trouve sur la scène et dans les ateliers que j’anime et auxquels je participe. Pour d’autres, ce sera en manifestations, dans des syndicats, sur leur lieu de travail comme dans des CA d’entreprise ou en classe devant des élèves. Mon engagement se positionne à des endroits très humbles, c’est l’agrégat de tous ces lieux où les gens sont à leur juste place qui, selon moi, peut faire bouger les lignes. On a aussi besoin que des femmes et des personnes soient à des postes de responsabilités, des postes décisionnels sur ces questions, et certainement que ces personnes ne souhaitent pas travailler avec les institutions, qu’elles sont à d’autres endroits de radicalité. J’ai le sentiment qu’il faut un ensemble pour que ça fonctionne.
Unidivers – Pouvez-vous me présenter le collectif L-SLAM ?
Lisette Lombé – Nous avons cofondé L-Slam en 2015. Nous fonctionnons par système de marrainage ce qui nous a permis d’être le premier collectif en Belgique francophone avec autant de femmes sur scène. Certaines sont expérimentées, d’autres montent sur scène pour la première fois. L’idée est de créer des espaces d’expression très sécurisants pour chacune d’entre elles. Parfois nous organisons des soirées généralistes, d’autres sont en non-mixité. L’organisation d’ateliers est le deuxième aspect du collectif.
Dans les cofondatrices il y a Cindy Vandermeulen, elle a par la suite créé les éditions Courgettes, les seules éditions féministes en Belgique francophone. Il y a aussi Julie Lombé, ma sœur et Mel Moya que je relie ici, car elles ont toutes les deux gagné le prix Paroles urbaines, le prix Slam le plus prestigieux en Belgique. Le slam est reconnu comme une écriture littéraire en Belgique francophone ce qui explique qu’on a toutes des éditeurs, ce qui n’est pas le cas en France. Ma sœur a écrit un livre qui s’appelle La Méthode Slam, elle y formalise la pratique. Elle est plus dans des ateliers d’entreprises par exemple. Mel Moya est dans la veine rap, elle fait beaucoup d’ateliers en maison de jeunes. Il y a aussi Catherine Barsics dans le collectif, elle est poétesse et travaille la performance et le corps. Joëlle Sabi fait également des ateliers sur les questions LGBTQIA+, elle instruit sur la position des femmes noires lesbiennes.
Ce qui relie ces femmes, c’est qu’elles ont toutes des pratiques artistiques et d’ateliers, des formes scéniques et un ancrage féministe, aucune n’a fait d’études d’art. Elles sont aussi toutes mères de famille dans des statuts indépendants et précaires. À côté de ces points communs, elles ont toutes leur singularité : elles viennent de terrains très différents, de la militance, de l’associatif ou encore de l’entreprenariat (petites indépendantes).
Unidivers – Pourquoi le slam vous parle tant ?
Lisette Lombé – J’ai découvert le slam par hasard et il s’est imposé. J’aime habiter ces lieux – voir ces micros ouverts, ces femmes -, ce sont des endroits où existe une circulation de la parole égalitaire. Nous avons trois minutes de parole, qu’on soit connue ou non, et nous devons choisir ce qu’on veut dire sur scène pendant ce temps court, ça appelle à l’humilité. Le slam est une manière démocratique de partager la poésie, cet aspect se constate aussi au niveau de l’accessibilité, les entrées sont gratuites ou en prix libre.
J’aime aussi la forme du slam, courte. Les briques en roman me tombent des mains, j’aime les paroles fulgurantes, moins concentrées sur la technique que sur le cœur et l’urgence. Certains parlent d’entre-soi, peut-être que c’est le cas, mais je crois quand même que ces espaces offrent beaucoup de diversités.
Unidivers – Qu’est-ce qu’il représente pour vous ?
Lisette Lombé – Le Slam est l’endroit où je suis née artistiquement, je récupère le souffle de mes prises de parole dans des textes écrits. Le souffle Slam est une question de rythmique, de langue frontale et nerveuse. Il est fondateur que je sois prose, en fiction ou sur des formats plus longs comme sur mon roman Eunice (2023) qui est comme un grand Slam.
Unidivers – Il y a un aspect pédagogique dans votre pratique, des ateliers, des médiations ; quels sont vos objectifs ?
Lisette Lombé – Mon travail dans ces ateliers se centre sur la création d’espaces d’expressions poétiques. L’idée est de permettre aux gens qui participent de mettre des mots sur les émotions qui les traversent et sur les enjeux sociétaux qui les animent. Ce n’est pas de l’art thérapie même s’il y a des effets catharsis. Je travaille en langue de poésie dans le but d’apprendre à parler d’une expérience intime, souvent traumatique, en la rendant audible et politique. On donne à nos discours un souffle poétique et une force à coup de métaphores et de répétitions.
Unidivers – S’exprimer, prendre la parole, ça s’apprend ?
Lisette Lombé – Oui complètement. On incarne [les femmes du collectif] ce qu’on essaye de partager aujourd’hui, dans un cadre très sécurisant grâce à une écoute mutuelle, au respect de ce qui se dit et à un travail collectif de légitimation de la parole. Nos sessions slam durent entre deux et trois heures et pendant ce laps de temps, toutes les femmes peuvent dire un texte. Certaines sont en apprentissage du français et on travaille aussi avec des personnes qui ne savent ni lire ni écrire. Notre démarche est humble et il n’y a pas non plus d’obligation de porter soi-même un poème entier, une phrase peut s’intégrer dans un poème collectif. Nous défendons un lieu d’expression mais surtout un art de l’écoute, quand une session dure trois heures, on parle pendant trois minutes et on écoute pendant 2h57.
Une des participantes à un atelier d’écriture a dit que ces réunions étaient à la fois un luxe et un cadeau qu’on se fait à soi, un médicament gratuit sans effet secondaire. Cette image m’a parlé. On prend une heure ou deux entre femmes, pour écrire, mettre des mots sur ce qui bouillonnent à l’intérieur, ce qui nous rend triste ou ce qui nous met en colère, c’est à la fois un luxe et un cadeau.
Unidivers – Vous vous réunissez régulièrement ?
Lisette Lombé – Nous sommes nomades et la façon dont on se réunit est particulière et aléatoire, d’autant plus depuis le confinement. Nous ne sommes pas toujours ensemble, mais il y a une confiance des unes envers les autres. Dans l’animation, nous sommes quatre ou cinq et on travaille dans des lieux très différents selon notre confort. Certaines sont à l’aise dans des entreprises, d’autres dans des maisons de repos.
À distance, on communique tous les jours, nous avons instauré le « lancer de paillettes » qui consiste à raconter ce que l’on a fait de bien dans la journée et à s’encourager. Nous avons accepté cette distance physique. Il faut dire aussi que nous sommes quatre à avoir créé le projet et que nous avons dix enfants à nous toutes. C’est très singulier artistiquement. Ces maternités nous ont obligé à réfléchir autrement l’aspect collectif pour rester très connectées même à distance.
Unidivers – Quel est votre processus d’écriture ?
Lisette Lombé – Je travaille beaucoup sur l’écriture automatique, j’attends des formes de jaillissements et de bondissements d’écriture. J’écris souvent à l’aube ou après avoir marché, ça me permet de garder le souffle. Il y a beaucoup l’idée d’élan, je marche, je me sature de couleurs, d’odeurs et quelque chose commence à gonfler en moi. Ensuite je m’assois à ma table d’écriture et quelque chose sort. Je fais des allers-retours entre être assise et debout, je reste en mouvement.
Unidivers – C’est une liberté pour vous l’écriture ? Y-a-t-il des limites ?
Lisette Lombé – Le système d’écriture automatique me permet beaucoup de liberté. Pourtant, j’ai quand même des endroits de réflexion, notamment pour éviter de reproduire des stéréotypes. Certains crient à l’auto-censure, mais ce n’est pas du tout le cas. Je fais simplement attention à certains points, je vais parfois retirer une phrase ou la dire autrement.
J’écris aussi pour la jeunesse et ça joue dans mes écrits, je pense que ma manière d’écrire est plus apaisée par rapport à ça. Pour l’année actuelle (2024) et la prochaine (2025), j’ai un statut de poétesse nationale qui me pousse à réfléchir à ma manière de dire les choses pour que ça parle au grand public. Je cherche à concilier des écrits crus, des textes érotiques par exemple, avec une parole à hauteur d’enfants.
Unidivers – Quels sont les thèmes de Brûler Brûler Brûler ?
Lisette Lombé – Le recueil est particulier parce que la moitié des textes existaient déjà dans la scène slam. L’autre est constituée de textes inédits écrits dans la période du confinement. Le liant est le besoin d’être respecté dans son intégrité physique et psychique. Il traite des grands questionnements sur le sexisme, le validisme, le racisme. Il y a aussi une galerie de personnages, « Asma » et « Mon fils est gay », qui revendiquent ce respect. Ça me positionne dans un engagement intersectionnel. Il y a le feu, le vieux monde, le trois fois brûler, l’incandescence poétique, le tas de cendre, la combustion et la colère.
Unidivers – Vous serez aux Champs Libres le 3 février 2024 pour performer Brûler, danser avec la musicienne Cloé du Trèfle, comment se construit la performance ?
Lisette Lombé – Brûler, danser est un conte électronique. Il y a deux extraits de Brûler Brûler Brûler, et un de Vénus Poetica, c’est une sorte de patchwork. La performance était au départ une commande durant le confinement, elle ne devait se produire qu’une fois. Maintenant, on espère faire sa centième représentation l’année prochaine.
La performance suit un personnage qui s’appelle Remontada qui se rend compte d’une liste d’injustice en regardant la télé pendant le confinement. Elle vient questionner l’estime de soi, elle cherche à regarder les injustice en face, à regarder son âge en face aussi. Ces réflexions passent par le corps et la danse.
Unidivers – Comment est née votre collaboration avec Cloé du Trèfle ?
Lisette Lombé – On s’est rencontré dans une soirée slam, Cloé devait faire de l’impro musicale sur une trentaine de slameuses et slameurs. Il y a eu une espèce d’évidence entre nous. Cloé est une musicienne magnifique, j’ai flashé sur sa musique et elle a flashé sur mes textes. Il y a un vrai dialogue entre les deux dans la performance.
Unidivers – Merci Lisette Lombé.
INFOS PRATIQUES
Brûler, Danser par Lisette Lombé et Cloé du Trèfle – samedi 3 février à 20h – durant le festival littéraire Jardins d’hiver (programme)
Les Champs Libres – 10 Cr des Alliés, 35000 Rennes
Brûler brûler brûler (2020) – Eunice (2023) – On ne s’excuse de rien ! (par le collectif L-SLAM)