Favoriser le brassage social pour une éducation mixte et inclusive, c’est la bataille que livre le Conseil départemental d’Ille-et-Vilaine dont fait partie Jeanne Larue. Après mille vies et expériences, l’enquêtrice d’entreprise contre le harcèlement et les violences sexistes et sexuelles en entreprise est également vice-présidente du Département d’Ille-et-Vilaine en charge de l’Éducation et témoigne du combat rennais pour une plus grande mixité sociale. Retour sur ce entretien passionnant porteur d’espoir.
L’histoire du combat contre la ségrégation scolaire qui sévit en France, dont en Bretagne, commence en 2016. À cette époque-là, le ministère de l’Éducation élabore une complexe carte de France qui indique à toutes les échelles françaises (établissement, académie, département, etc.) un Indice de Position Sociale (IPS), anciennement de catégorie socioprofessionnelle (CSP). Le but est de comprendre pourquoi certaines familles réussissent et, sur cette idée, les parents vont être notés pour évaluer les chances scolaires de leur enfant.
Dans ce nouvel indicateur sont étudiées les conditions d’éducation de l’enfant, ses aptitudes culturelles, la profession des parents et ses conditions de vie, au contraire de la CSP qui n’étudie que la profession des parents.
« Avec la CSP, un enfant de prof avait un taux bas, alors que souvent ces enfants réussissent bien à l’école, car le parent est derrière et offre une culture à son enfant. »
Jeanne Larue
Ainsi, cette dernière analyse est naturellement préférée, car plus fine, mais ces cartes restaient cachées au grand public. Un journaliste fait porter sa voix jusqu’au Conseil d’État clamant l’utilité publique. Le conseil lui donne raison et l’Éducation nationale est contrainte de diffuser ces cartes et ces chiffres. Le constat qui suit la divulgation des cartes est édifiant : de tous les pays de l’OCDE, la France est le pays où le déterminisme social est le plus fort. En fonction du milieu social de naissance, l’enfant aura plus ou moins de facilités dans la vie.
Des siècles après Durkheim, Spinoza ou plus récemment Zola, comment expliquer cette contre-performance française et ce retour éternel au déterminisme social ? « En France, les chercheurs observent peu de mobilité sociale, mais la raison est inconnue », explique Jeanne Larue. « Sinon on pourrait se battre contre. »
Elle prend ensuite l’exemple rennais, sur lequel elle travaille. Dans certains quartiers, les habitants viennent de partout et on y entend parfois parler jusqu’à 56 langues différentes. Cette diversité est très riche et belle, mais cette population de primo-arrivant très défavorisée tend à rester entre elles. « Je suis intimement convaincue que tous les enfants puissent réussir dans la vie et à l’école, peu importe leurs origines sociales, le métier de leurs parents, leur handicap… » Malgré cette évidence, le système peine à proposer un plan d’évaluation adapté à chaque élève qui en finirait avec l’ère du conformisme socioculturel qu’on demande aux enfants. « Tant qu’on évaluera les enfants avec cette même grille d’évaluation basée sur la classe bourgeoise blanche, on empêchera d’autres potentiels de se développer sur ce principe de conformisme à cette norme. »
Après la diffusion des cartes, certaines initiatives de mixité sociale ont été mises en lumière telle que le “busing” à Toulouse où deux collèges de périphéries à l’IPS médiocre avaient été fermés et les élèves déménagés dans des établissements favorisés du centre. Sur cinq ans, le bilan était très positif et les notes au brevet de deux tiers de ces élèves s’étaient spectaculairement améliorées. À Toulouse comme à Rennes, où l’expérience a également été menée, les bandes de jeunes se diversifient et se mixent.
À Rennes, l’expérience est toujours en cours de collège multisecteur. Des élèves de Villejean du collège Rosa Park sont envoyés vers des collèges plus favorisés et ségrégués tels qu’Emile Zola ou Anne de Bretagne. Le bilan est là aussi positif, car des enfants de Villejean vont au collège dans le centre-ville et ouvrent leurs horizons scolaires. Point qui assombrit le tableau : Si l’IPS des collèges d’accueil baisse naturellement un peu, le collège Rosa Park lui est devenu le collège rennais où l’IPS est le plus mauvais. « Les seuls enfants qui restent finalement à Villejean sont issus de parents qui n’ont pas investi la scolarité de leurs enfants avec une stratégie derrière. Ils n’ont pas de “plan scolaire”. »
Cette stratégie scolaire qu’adoptent les parents joue aussi sur l’immobilier rennais. On choisit désormais son quartier de résidence en fonction des écoles qu’il contient. Certains parents sont même prêts à mettre un prix parfois dur pour une éducation qu’ils jugent meilleure, faisant le choix de l’éducation privée. Entre 2019-2021, le taux de réussite au Brevet dans le public était de 87% contre 97% dans le privé, avec un taux de mention de 66% dans le public contre 81% dans l’enseignement privé.
Mais si ces chiffres impressionnants indiquent effectivement que si l’IPS du privé est plus fort et que les résultats sont meilleurs que dans l’enseignement public, on compare l’incomparable. Les écoles sélectionnent dès l’entrée leurs élèves. Ces derniers sont ainsi plus à même de se conformer aux normes auxquelles on leur demande d’adhérer et donc de réussir avec ce filtre si normatif et imparfait. Par exemple à Rennes, il n’y a que 2 SEGPA privées, contre 10 publiques…
“S’il y a une chose que j’aurais envie de dire aux parents, c’est que la réussite de leur enfant ne dépend pas de l’établissement ! Un bon élève réussira dans le privé comme dans le public. Et pour un élève moyen, les chercheurs montrent que l’enseignement public est plus adapté : on s’enrichit au contact de la culture et de la différence de l’autre.”
D’ailleurs, on pourrait se questionner sur le devenir de ces enfants éduqués dans un entre-soi social. À l’heure où le gouvernement promet une société plus juste, égalitaire et inclusive, la partition sociale illustrée dans ces cartes met en exergue cette antithèse. L’école est une mini société. La première dans laquelle évolue l’enfant en dehors de sa famille. Si dans cette société, l’enfant ne se confronte pas à la différence de l’autre, à son handicap, la couleur de sa peau, ses difficultés, sa langue d’origine, etc., comment peut-on promettre une société inclusive et respectueuse du principe d’individualisme ?
Dans le cadre de son mandat de vice-présidente au Département d’Ille-et-Vilaine en charge de l’Éducation, Jeanne Larue, avec son équipe, s’engage pour proposer une éducation plus à l’écoute de l’effet, de son originalité et pour permettre ce brassage culturel enrichissant et positif pour tous. Au programme, une restructuration et amélioration des locaux, végétalisation de la cour, installation de distributeurs de protections hygiéniques dans les établissements scolaires, sensibilisation à l’égalité homme et femme, aux dangers des écrans, etc. « Vous pouvez mettre vos enfants dans le public, en toute confiance ! », conclut-elle, appuyant le travail impressionnant de l’équipe pédagogique.
C’est au comité que revient aussi la décision d’une carte de sectorisation scolaire qui décide quelles écoles sont liées à quels collèges. Il est notamment épaulé dans leurs travaux par Etienne Butzbach et Choukri Ben Ayed, chercheurs au Centre national d’étude des systèmes scolaires (CNESCO), qui aident à trouver des indicateurs sur lesquels baser la sélection. Le comité se réunit régulièrement avec Marc Teulier, directeur académique des services de l’Éducation nationale, et créé des “comités de pilotage stratégique” qui réunissent représentants de parents, professeurs des communes rennaises et périphériques. De grandes réunions sont également organisées avec les 24 principaux établissement de Rennes, des représentants des enseignants et des parents d’élèves du CP au CM1. Les parents de tous les établissements scolaires d’enfants de CP au CM1 seront en effet contactés dans le but de désigner des représentants.
Cette décision de sectorisation devra être prise en septembre pour être examinée en novembre par le Conseil départemental de l’Éducation Nationale et être validée par délibération du Conseil départemental en décembre.
Le comité a également le pouvoir de contrôler le taux de mixité sociale dans le privé en conditionnant les subventions à un certain taux de brassage, mais ils se heurtent à une condition plutôt surprenante : l’amélioration de leurs cantines contre plus de mixité.
Les idées d’amélioration des écoles pour plus de mixité sont nombreuses, comme à l’image de l’Espagne, faire moins d’écoles et de collèges pour éviter une ségrégation liée à leur multiplication. Mais le risque est que les parents de milieux plus favorisés prennent peur pour leur progéniture comme c’est déjà souvent le cas et mettent massivement leurs enfants dans le privé.
“Ils ont tort de prendre peur, le mérite et l’excellence du public tiennent de ce brassage, cette confrontation à l’autre. C’est son mérite caché.”
Jeanne Larue