L’ombre pâle de David Naïm, publié aux éditions de l’Antilope, raconte la disparition d’un père, et la quête d’un fils qui chemine dans le passé.
Voilà un récit qui prend sa source dans un lointain poème de Lamartine au titre éloquent, Pensée des morts :
C’est l’ombre pâle d’un père
Qui mourut en nous nommant.
Un poème qu’on peut redécouvrir en l’entendant chanter par Georges Brassens, avec sa rude voix de barde des temps passés. Belle pensée et émouvant rappel pour célébrer la mort du père, et c’est ainsi que commence ce roman de David Naïm, qui paraît en cette fin août 2024 quand la chaleur marque le pas. Et donc le père vient de mourir et cet adulte que l’orphelinage ramène à l’enfant qu’il fut entreprend de le porter en terre. Mais si, dans la lointaine Afrique d’où le père provenait, « les dieux parlent dans le soleil », comme l’affirmait Albert Camus, ici, maintenant, la grisaille parisienne ne laisse place qu’à des ombres myrteux. Et c’est donc le dialogue entre le fantôme du père et son fils qui compose cet étonnant récit dont l’objet, comme dans toute veillée mortuaire, est de reconstituer une mémoire, autrement dit de ramener à la vie ou de retenir dans la conscience des survivants ceux qui ne sont plus ; ou encore, comme le chantait justement Lamartine dans son poème funéraire, « leurs souvenirs qui s’éveillent se pressent de tous côtés, comme d’arides feuillages ».
D’emblée la mort impose son visage insoutenable :
« Un drap blanc enveloppe son corps. Seul le visage dépasse, méconnaissable. En à peine quelques heures la moindre parcelle s’en est modifiée, pour confirmer aux vivants qu’il n’est désormais plus des leurs… La peau n’est plus la peau, mais la cire d’un masque… Et le corps, devenu la maison de rien, disparaîtra. »
La mort, dans toute cité, impose ses rites, dans la diversité des croyances. Il s’agit ici d’une mort juive, vécue par un fils incroyant, qui doit obéir à cette injonction qui veut que le linceul drapant le corps du défunt soit son châle de prière. Le fils doit, donc, avant toute chose, retrouver ce fin tissu qu’ a conservé la mère, qui fut séparé de son mari, architecte et nomade, toujours aux quatre coins du monde et entretenant avec les siens un très lointain rapport. Et ce lien ténu, le fils doit le reconstituer, retissant par là-même une vie qui lui a échappé. « À la mémoire de mon père et de ses silences », dit bien la dédicace de ce livre, et l’on sait d’emblée que la parole du fils tentera de combler un vide et de boucher des trous. Père absent et ce talit – s’il faut le nommer en son hébraïque langage – est retrouvé dans un joli sac brodé au fond d’un tiroir, mais là ce que le narrateur découvre, ce sont deux châles de piété, celui de son père et celui de son grand-père, entremêlés, entretissés et presque confondus. Ce qui amène cette réflexion :
« Chaque vie est faite de mille autres, chaque génération est une tresse qui s’appuie sur la précédente et sert de support à la suivante. »
Seul le récit, qui va s’attacher à recomposer ces deux vies, permettra de les séparer et délivrera le fantôme paternel de son errance : le récit achevé signera la libération du personnage… et de l’auteur, son scribe.
Avec une astuce consommée et un grand art du récit, d’une surprenante originalité, David Naïm va dérouler ses phrases sur ces deux plans : ici le scribe accroupi devant le fantôme bavard du père, là la saga familiale dans la Tunisie de la 2nde Guerre mondiale, dont beaucoup ignorent l’occupation allemande, il est vrai seulement six mois durant. Albert Memmi, à qui l’auteur ne manque pas de faire référence, en a tout dit dans ses mémoires et ses récits (Albert Memmi, Tunisie, An I, CNRS éditions, « Biblis », 2017). Là nous sommes à Tunis, et aussi plus au sud, à Gabès, un trou perdu au milieu du territoire qui ne peut rivaliser en séduction avec la capitale, ni en beauté avec Djerba. L’histoire est d’abord celle d’une absence, autrement dit d’une fuite. Si le père du narrateur qui vit son deuil fut un homme absent du foyer et l’objet d’une véritable rancœur de la part des siens, le grand-père fut tout autant un père qui abandonna sa femme et ses deux enfants, lors de l’invasion des nazis assistés des fascistes locaux, pour disparaître dans le sud, et son retour, au prix de sa lâcheté, n’est qu’une brève étape avant la disparition définitive. On apprendra ensuite qu’il est parti pour les États-Unis, et sa propre fille en aura fait tout autant, mais sans jamais le rencontrer dans l’immense Amérique. Sauf une fois, furtivement, avant la rupture définitive :
« Belinda est là. Elle tape à la porte, entre, s’avance. Je regarde ma fille. Elle ouvre la bouche, s’apprête à parler… mais elle a tourné les talons sans prononcer un mot. »
Le récit, nourri de quêtes vaines et de désillusions, s’organise alors comme un road movie, retraçant l’errance incertaine du grand-père que son petit-fils fait revivre par l’imagination, en brodant à loisir : ne s’agit-il pas, tout compte fait, de « réparer » le linceul de son père ? Et donc, tout naturellement, nous croiserons sur la route – On the Road – ce grand Québécois qui dissimule dans la malle arrière de sa voiture un énorme manuscrit en forme de rouleau, où l’on reconnaît, certes, ce Breton de Kerouac, « The King of the Beats », que chez nous, à Rennes, le poète Jacques Josse a rencontré… par la plume (Jacques Josse, Débarqué. La Contre Allée, 2016) :
«Jack ! Je m’appelle Jack !… Je n’ai jamais oublié cet homme. Incandescent comme une étoile, brillant de cette même lumière éternelle et pourtant déjà morte. »
Nous parcourons donc le Montana et la Californie, jusqu’à découvrir que le fameux grand-père n’exerce nul autre métier que celui du père de Kirk Douglas qui nous laissa sa mémoire vive sous la forme de ce testament qu’est son autobiographie : Le Fils du Chiffonnier (Le Livre de poche, 1990). S’il est un métier habituel pour ces bannis de l’empire russe, c’est bien celui que la langue yiddish nomme le schmatès, la fripe. Et voilà bouclé l’itinéraire mémorieux : Ainsi chantait Ronsard au flanc de la vieillesse : « fantôme sans os / par les ombres myrteux je prendrai mon repos », ainsi le fantôme du père, douillettement drapé dans son talit juif, pourra enfin recouvrer la paix de la terre car son linceul aura été finalement raccommodé – à vrai dire, séparé du châle de son père, dans une espèce de vérité où les deux faces se confondent comme dans le ruban de Moëbius, ici invoqué, qui, de quelque côté qu’on le contemple n’a toujours qu’un seul côté. Une seule face, et pourtant plurielle ; il est vrai qu’en hébreu le visage ne se dit qu’au pluriel : panim, tout comme la vie, éternellement plurielle, haïm. Ainsi va la mémoire du petit-fils analysant la vie de son père et scrutant celle du père de son père, dans un fil généalogique qui finit par briser la vie de couple du narrateur. On ne plonge pas impunément dans son passé. Et c’est que, pour le signataire de ce récit, la vie du banni qu’il est, ou qu’il se sent être, est forcément imparfaite ou, disons, inauthentique, et pour peu qu’on creuse un peu, la démission – appelons-la dépression – est au bout du chemin :
« Lorsque les gens tombent en dépression, on leur dit : “Accroche-toi’’. Mais on ne leur dit jamais à quoi. »
On aura compris qu’une fois de plus dans le panorama romanesque français, la quête identitaire et problématique est un sujet majeur. Car enfin, qu’est-il ce personnage ? Juif, arabe, pied-noir, tunisien, français ? Un peu de tout, beaucoup de trous, à l’image de ce châle de prière ou d’appartenance qu’il ne cesse de ravauder. Laissons alors filer le tissu :
« Le tissu, la mémoire. Raccommoder, se souvenir. Ravauder, transmettre. C’est la même chose. »
À la façon d’une large tapisserie déroulée sous les yeux, David Naïm nous séduit et nous entortille dans les fils et faufils d’une histoire qui ne cesse de nous prendre et de nous retenir. Ainsi est-il responsable, mais non coupable, de capter notre éveil des heures durant jusqu’à ce que le point final du livre donne enfin licence pour fermer les yeux et poursuivre avec émotion l’image de cette « ombre pâle de tissus et de mots ».
L’identité… Certains la recherchent comme si elle avait disparu alors qu’elle n’est qu’invisible ou, par certains côtés, multiple. Certains la limitent au point de la réduire à une caricature, passant à côté de l’essentiel. La véritable identité demeure un mystère qu’il vaut mieux respecter pour ne pas le trahir.