Il semblerait que les lois de la gravitation ne n’appliquent pas seulement aux objets, mais aussi aux hommes. Ainsi pour Alexis Kandilis, chef d’orchestre mondialement connu, qui est au sommet de sa gloire et va bientôt se mettre à chuter…
Il faut dire qu’Alexis, bien qu’extrêmement talentueux, est aussi d’un caractère difficile. Certes, son métier lui demande un travail constant et une concentration bien particulière (de même que du talent) et il se doit d’être irréprochable pour arriver à recréer par sa relation avec les musiciens la magie de la musique, mais il est aussi d’une fierté repoussante, véritablement imbu de lui-même et de son art, prétentieux, arrogant…
Il estime être le meilleur de sa profession et dénigre ses collègues. Les musiciens ne sont pour lui que des exécutants, même s’ils font partie des plus grands ensembles du monde. La musique même est à son service et lui seul est capable de la transcender et de la transmettre au public. Qui doit le vénérer, l’aduler… D’ailleurs ne va-t-il pas enregistrer bientôt le B16, 16 pièces de Beethoven qui seront parfaites, comme si le musicien les avait écrites pour lui et qui éclipseront à jamais l’interprétation des autres chefs d’orchestre ?
Pourtant, depuis quelque temps, Alexis ressent comme un léger vacillement face à toute sa vie. Les Kindertotenlieder (chants des enfants morts) qu’il a interprétés récemment lui reviennent souvent en mémoire, les notes courent dans son oreille, résonnent dans son crâne et il se sent étrangement déstabilisé. Des flashs du passé l’inquiètent sans raison, il ne veut pas, ne veut plus penser à son enfance, à son adolescence en pensionnat, à ses anciens camarades et à la vie d’autrefois. Il veut être Alexis Kandilis, le plus grand chef d’orchestre du monde. Alors parfois, pour qu’on l’écoute, pour qu’on lui rende les honneurs qui lui sont dus et qu’on lui marque du respect, il doit s’emporter, piquer des colères, crier sur ses collaborateurs. Il semble que personne ne le comprenne et que tous veuillent lui mettre des bâtons dans les roues, ralentir sa carrière ! Ils sont surement jaloux, c’est cela, parce qu’ils ne sont pas aussi doués, parce que jamais ils n’arriveront à égaler ton talent et sa gloire… Alexis est un prince.
Sa mère heureusement l’admire et est aux petits soins pour lui. Tous devraient agir de la sorte et il ressent comme une trahison les phrases acerbes de Charlotte, son épouse, et l’indifférence de son fils. Quant à ses agents, sensés être là pour promouvoir sa carrière, pour le porter au firmament, il a l’impression que parfois, ils l’observent bizarrement, peut-être même complotent-ils contre lui ?
Au fil des jours, malgré les tournées dans les plus grandes salles de concert du monde, les salves d’applaudissements d’un public conquis, l’univers d’Alexis va doucement, imperceptiblement, mais irrémédiablement basculer. L’homme va être pris d’une sorte de frénésie de vie et n’arrivera bientôt plus à stopper cette spirale de folie qui se noue autour de lui, l’enveloppe, l’étouffe. Il va devenir violent, agressif, complètement paranoïaque. Sa fierté et sa haute opinion de lui-même lui joueront des tours, de même que certaines personnes qu’il rencontrera et qui l’humilieront, le ridiculiseront – ou tout du moins est-ce ainsi qu’il le ressentira.
Seules ou presque, ses deux amies, l’ex-chanteuse et la costumière l’aideront, le soutiendront même en dépit du bon sens. Et ni le vieil homme qui passe ses journées au chevet de son fils malade, mais comprend et ressent tant de choses (quel magnifique personnage !), ni l’amour des deux femmes ne parviendront à sauver le musicien.
Une histoire dure, donc, qui nous détaille d’une manière passionnante cette lente chute, cette dégradation imperceptible qui va s’amplifier, cette glissade d’un homme qui a tout vers la déchéance. Et pour accompagner cette chute, pour l’adoucir, la musique. La musique que joue Alexis et qui ravit les cœurs, qui court tout au long des pages du roman, et celle des mots de Metin Arditi, délicieuse à lire.
Vous l’aurez compris : le personnage principal de ce roman est détestable, mais les mécanismes psychologiques de cette folie qui va s’emparer de l’homme sont passionnants. Et même si parfois on se prend à espérer un rebond, une guérison miracle, le lecteur sait bien que l’issue ne pourra être que fatale. Et pourtant on dévore les pages, on espère encore sauver Alexis, et surtout, surtout, on se laisse bercer par les notes qui elles, continuent à s’élever, pures et belles. Et c’est cela qui est vraiment magnifique, ce parallèle entre la chute du musicien, sa descente aux enfers et la musique qui elle ne continue d’éclater en bulles sonores de bonheur, qui illumine, rassure, console.
Alix Bayart
Prince d’orchestre, Metin Arditi, Actes Sud, 2012, 384 p.
« La blessure n’avait jamais cicatrisé. Elle avait été maquillée par un enrobage clinquant et vulgaire de concerts donnés à tour de bras, de gloriole, d’argent, tout cela suivi et amplifié jusqu’à la nausée par une armée d’obligés. »