Le Retour à Lemberg de Philippe Sands adapté en BD

Le roman Retour à Lemberg de Philippe Sands est adapté en bande dessinée fin avril 2024, aux éditions Delcourt. Unidivers avait consacré une chronique à cet ouvrage en 2019. L’auteur nous emmène sur le terrain du droit international et de la défense des Droits de l’Homme au lendemain du second conflit mondial. Philippe Sands s’est passionné depuis toujours pour le procès de Nuremberg de 1945-1946, étape inaugurale d’un événement judiciaire fondateur qui a placé pour la première fois les dirigeants d’un État devant une Cour internationale de Justice pour crime contre l’humanité.

Ce livre est un récit polyphonique : à la fois historique, juridique, géographique et familial écrit par Philippe Sands, avocat franco-britannique de droit international connu par ailleurs pour avoir plaidé pour l’extradition de Pinochet, contesté la légalité de l’intervention militaire occidentale en Irak ou dénoncé les pratiques carcérales américaines dans les prisons de Guantanamo.

RETOUR A LEMBERG

Philippe Sands nous emmène dans ce livre au cœur d’une province d’Europe centrale, la Galicie, et d’une ville multiculturelle, successivement nommée Lviv, Lwow, Lemberg, et finalement à nouveau Lviv selon les époques et occupations militaires diverses – autrichienne, ukrainienne, russe, polonaise, allemande, soviétique et enfin à nouveau ukrainienne -. Une ville comme « un microcosme du turbulent XXe siècle européen », centre de conflits sanguinaires, bouillon de culture et de luttes où se sont mêlés Polonais, Ukrainiens, Juifs et de nombreuses autres communautés.

HERSCH LAUTERPACHT
Hersch Lauterpacht (1897-1960)

Philippe Sands y place le récit de plusieurs vies qui s’entrecroisent : celle Leo Bucholz (1904-1997), son grand-père, survivant d’une famille juive décimée dans les camps de concentration, celle de Hersch Lauterpacht (1897-1960) et de Raphael Lemkin (1900-1959), deux juristes polonais, juifs eux aussi, qui sans jamais s’être rencontrés ont vécu et grandi dans les villes de Lemberg et de Zolkiew distantes de quelques kilomètres seulement. Ils ont reçu à quelques années d’écart l’enseignement du même professeur de droit pénal à la Faculté de Droit de Lemberg, Juliusz Makarewicz, spécialiste des minorités nationales. Lauterpacht et Lemkin ont travaillé tous les deux, simultanément, sur les crimes de guerre.

Lemkin s’attachera à définir ce qu’est un génocide et Lauterpacht un crime contre l’humanité, deux chefs d’accusation et deux théories juridiques qui ont divisé les deux chercheurs de la science juridique. Cette divergence de pensée n’empêchera pas qu’ils aient été tous les deux des acteurs essentiels du jugement final rendu par le Tribunal de Nuremberg, l’un beaucoup plus que l’autre, il est vrai. Quatrième homme important de ce récit : l’allemand Hans Franck (1900-1946), juriste lui aussi mais tombé du mauvais côté. Inscrit au parti nazi, il fut l’avocat d’Adolf Hitler qui le nomma en 1939 gouverneur général de la Pologne occupée. Tous les quatre feront et seront le nœud de l’extraordinaire récit de Philippe Sands.

Après ses études à Lemberg, Lauterpacht se rendra à Vienne où il se spécialisera en droit international et recevra l’enseignement de Hans Kelsen, philosophe du droit et ami de Freud. Le penseur et le psychanalyste, tous les deux attachés à l’individu et à son rapport au groupe, auront sur Lauterpacht une grande influence. Marqué aussi par la constitution autrichienne des années 1920 dans laquelle « l’individu est placé au centre de l’ordre légal », Lauterpacht ne cessera d’approfondir sa réflexion sur la nécessité d’inscrire la protection de l’homme dans le droit international. Dans sa thèse sur la Société des Nations, Lauterpacht soutiendra donc la suprématie du droit international sur les intérêts des États, seule manière selon lui de protéger les droits des individus. La montée de l’antisémitisme le poussera à s’exiler en Angleterre où il entamera alors une carrière de professeur à Cambridge en 1937.

Raphael Lemkin, quant à lui, fut impressionné par le procès du jeune Arménien Soghomon Tehlirian, jugé à Berlin en 1921 pour l’assassinat de l’ancien ministre ottoman Talaat Pasha. En réalité un acte de vengeance né du « meurtre de sa famille et des Arméniens d’Erzurum, ville natale de Tehlirian », diront les avocats de la défense. L’accusé sera acquitté. Le principe de souveraineté des États, capables de meurtres de masse, était battu en brèche et c’est ce qui déterminera Lemkin à entamer ce qui allait devenir le combat juridique de sa vie : lutter contre l’impunité des massacres de populations et protéger les groupes face aux États. En un mot, et pour la première fois dans l’Histoire du Droit international, créer le principe du crime génocidaire.

RAPHAEL LEMKIN

Docteur en droit de l’université de Lemberg, puis avocat à Varsovie dans l’entre-deux-guerres, Lemkin se réfugiera finalement aux États-Unis en 1941 où il devint professeur de droit à l’université Duke en Caroline du Nord. Avec, dans ses bagages, des piles de décrets nazis qu’il avait collectés en Pologne et qui lui serviront à mesurer et dire l’ampleur des crimes allemands perpétrés avant et pendant la guerre pour détruire tous les peuples non-aryens en Europe, et le peuple juif en particulier. Lemkin en fera un ouvrage essentiel, Axis Rule in Occupied Europe, publié en novembre 1944 qui le portera à réfléchir à un nouveau concept juridique, celui de génocide, acte commis à l’encontre d’individus, écrira-t-il, « non pas dans leur capacité individuelle, mais en tant que membres de groupes nationaux ». La destruction de groupes allait donc selon lui « au-delà des crimes contre l’humanité ».

Hans Frank
Hans Frank (1900-1946) Bundesarchiv – CC BY-SA 3.0 de

Des crimes dont Hans Frank, bras armé d’Adolf Hitler en Pologne, était le principal ordonnateur à Lemberg. Nommé là par le Führer lui-même, le sinistre gouverneur, pour qui la Galicie était « la source principale du problème juif en Pologne », fut « roi d’un pays occupé pendant cinq ans, avec femme, maîtresse et enfants, trente-huit volumes d’un Journal détaillé – dont la lecture horrifiera les membres du Tribunal de Nuremberg – et une collection de toiles de maîtres ». Un mélomane et pianiste également, amateur de Chopin qu’il interprétait régulièrement avant de prendre ses plus graves décisions. « Seul un artiste comme lui peut régner sur la Pologne » disait son admirative épouse. Il se met au piano avant chaque décision importante, confiera-t-elle un jour à Curzio Malaparte en reportage à Lemberg. Aura-t-il joué du Chopin avant de lancer le 10 août 1942 la grande rafle de Lemberg, Die Grosse Aktion ? 8000 enfants juifs seront exécutés dans le camp de Janowska et plus de 50000 Juifs seront déportés vers le camp de Belzec dont une bonne partie de la famille de Hersh Lauterpacht et de Philippe Sands.

RAPHAEL LEMKIN
Raphael Lemkin (1900-1959)

Quand se tiendra le procès de Nuremberg, Lemkin attendra beaucoup des débats, espérant que les jurés marcheraient dans ses pas jusqu’à reconnaître même les plans d’exterminations systématiques et ciblés des nazis antérieurs à 1939. Ses espoirs seront largement déçus. Le mot génocide ne figurera pas dans l’acte final d’accusation, pas plus que les crimes sur les populations perpétrés par les troupes allemandes avant la déclaration de guerre. Comble de son « cauchemar », Lemkin apprendra au cours des débats du procès de Nuremberg la mort de quarante membres de sa famille exécutés en Pologne. Les travaux de Lemkin ne seront pas vains pour autant : peu après Nuremberg se mettra en place la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide au sein de l’assemblée générale de l’Organisation des Nations unies le 9 décembre 1948.

Lauterpacht, « leader de l’Organisation des universitaires sionistes de Galicie qui fonda le Gymnasium, un lycée juif », était pour sa part plutôt favorable à la création d’une « milice de surveillance de volontaires juifs » et estimait que la protection juridique des groupes nuirait à l’objectif essentiel que représentait celle des individus. Lauterpacht craignait que l’accusation de génocide ne « renforce les instincts tribaux latents » et ne contribue finalement qu’à opposer les groupes les uns aux autres. Lauterpacht, incorporé à la délégation britannique des jurés de Nuremberg eut gain de cause et vit triompher le concept de crime contre l’humanité repris par les jurés dans l’acte final, non sans de vifs débats internes entre les membres anglais, américains, russes et français du Tribunal.

Le livre de Philippe Sands où se croisent autant de vies dans les mêmes lieux, depuis Lemberg jusqu’à Nuremberg, est aussi une forme de récit autobiographique : son grand-père maternel, Leo Bucholz né à Lemberg, y a vécu jusqu’au moment où le nazisme l’obligea à fuir. Retour à Lemberg est donc également une histoire familiale que Leo cacha largement à son petit-fils. Douleur ou mauvaise conscience d’être parti seul en laissant derrière lui une bonne partie de sa famille disparue peu après dans les camps ? Volonté d’occulter un passé qui ne passe pas ? « Je savais peu de chose de ses années avant 1945, car il n’avait jamais voulu en parler. On disposait bien de bribes d’informations, mais Leo avait enfermé la première moitié de sa vie dans une crypte. » écrit Philippe Sands. Un silence qui n’est pas sans conséquences : « Pourquoi avais-je choisi d’étudier le droit ? » s’interroge-t-il. Un projet assurément en totale et manifeste résonance avec un difficile parcours familial où vient se greffer aussi – coïncidence sans pareille – une histoire intergénérationnelle et amicale entre Philippe Sands et les enfants de Lemkin, de Lauterpacht et de Franck.

Ce texte, analyse scientifique très documentée de tout un pan du droit international, est en effet plus encore: un long récit, hybride et atypique, qu’une destinée familiale, déchirée et tragique, mêlée à la grande Histoire, transforme en une enquête mémorielle et un recueil autobiographique  bouleversant et magnifiquement écrit. Le livre a reçu dans les pays anglo-saxons un accueil exceptionnel et a obtenu le prix du Meilleur livre de l’année lors des British Book Awards de 2017.

Le livre traduit en français la même année a été réédité dans la collection du Livre de Poche en septembre 2019.

Retour à Lemberg de Philippe Sands, traduit de l’anglais par Astrid von Busekist, Éditions Le Livre de Poche, paru le 18/09/2019, 768 p., ISBN 978-2-253-82027-7 prix 9.70 euros. Éditeur d’origine : Albin Michel, 24 août 2017.

En 2018 France Culture avait consacré une belle émission au livre de Philippe Sands à écouter ici.

Philippe Sands sera présent au Colloque-Congrès organisé au Couvent des Jacobins, Place Sainte-Anne à Rennes, le samedi 18 janvier 2020 en matinée. Pour en savoir plus, on peut consulter le site :

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