REVUE 303. DES HOMMES ET DES ARBRES, DE L’IMPORTANCE DU PATRIMOINE ARBORICOLE

La revue 303 arts, recherches et créations consacre son dernier numéro à ce dont nous sommes entourés, mais dont nous ne mesurons pas toujours la valeur : les arbres. Pourtant, loin d’être un simple élément naturel substituable, l’arbre, par sa dimension culturelle voire spirituelle, fait vivre l’homme et la société, d’où la nécessité d’agir pour éviter sa disparition.

Qu’on les apprécie pour la fraîcheur et l’ombre qu’ils offrent en été, pour l’abri qu’ils constituent en cas de pluie, pour les jeux qu’ils permettent aux enfants, pour les fruits et les matériaux qu’ils donnent, ou tout simplement pour la sérénité qu’ils dégagent, les arbres font partie depuis toujours de notre vie. Pourtant, comme l’écrit Pascaline Vallée dès l’éditorial, « si nous reconnaissons tant de bienfaits aux arbres, comment sommes-nous donc passés de leur contemplation à leur exploitation ? » Chaque année, ce sont en effet plus de 9 500 000 hectares de forêt qui disparaissent dans le monde, soit l’équivalent de 18 terrains de football à la minute, selon lOrganisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO). Ce numéro de la revue 303 a donc pour ambition de susciter une prise de conscience de la nécessité de préserver le patrimoine arboricole, en raison de son caractère essentiel à la fois pour les écosystèmes naturels, mais aussi pour l’homme.

Des réserves exceptionnelles de biodiversité

Les arbres, ce sont avant tout des réserves exceptionnelles de biodiversité. Comme le souligne la journaliste Alice Bomboy, les forêts abritent à l’échelle mondiale 80% de la biodiversité terrestre. L’arbre fonctionne comme un « HLM à biodiversité » selon la scientifique Marion Vinot-Gosselin : il offre différents supports de vie (racines, feuilles, branches) convenant à différents types d’espèces, qui permettent elles-mêmes à d’autres espèces de se développer, entretenant ainsi tout un écosystème. La variété des arbres présents dans les forêts favorise également la richesse de la biodiversité, étant donné que chaque variété est propice à des espèces différentes.

lézard ocellé
Le lézard ocellé, symbole de la biodiversité exceptionnelle présente dans les forêts. Après avoir disparu des forêts des Pays de la Loire pendant près de quarante ans, il a été aperçu en 2018 dans la forêt domaniale du Pays de Monts, en Vendée. (source : mundoecologia.br.com)

Enfin, le patrimoine génétique des arbres, soit « l’ensemble des caractéristiques héréditaires que possède chaque individu et qui vont déterminer sa taille, son architecture, sa capacité à résister à la sécheresse où à certains parasites – et plus largement, ses capacités d’adaptation aux effets du changement climatique », joue un rôle important, en ce qu’il permet à des individus de posséder certaines caractéristiques les rendant résistants aux changements climatiques, qu’ils vont pouvoir transmettre à leurs descendants de sorte que les futures générations d’arbres soient plus résistants à ces changements. Ajoutons à cela le fait que les arbres fonctionnent comme un « puits de carbone », absorbant et stockant le dioxyde de carbone, et l’on comprend mieux le désastre que représente la déforestation massive.

Un patrimoine culturel immatériel

Mais l’arbre ne se limite pas à sa dimension de régulateur des écosystèmes. Il est également investi de représentations, de symboliques, de croyances qui en font un élément essentiel de la culture humaine. Ce n’est pas un hasard si, comme le montre Éva Prouteau, l’arborescence – qui consiste à hiérarchiser des données selon une structure en arbre – a investi de nombreux domaines de la vie courante, que ce soit en généalogie (l’arbre généalogique permettant de retrouver ses descendants), en ingénierie (arbre de défaillances, des causes ou d’évènement) ou en biologie (l’arbre phylogénétique de Darwin représentant l’évolution des espèces). L’arbre représente en effet une « stabilité structurelle » et une « efficacité spatiale » : son développement est invariant, comme le démontrait Léonard de Vinci en affirmant que pour tout arbre, la taille de toutes ses branches est égale à la grosseur du tronc.

arbre phylogénétique darwin
L’arbre phylogénétique de Charles Darwin, extrait de De l’origine des espèces (1859)

Les arbres vont même parfois, ainsi que l’explique le géographe Yann Leborgne, jusqu’à faire l’objet d’une sacralisation, devenant ainsi un véritable « patrimoine culturel immatériel »: « Lors de l’évangélisation, l’Église a récupéré les manifestations païennes antérieures en identifiant une dévolution à tel ou tel saint. Pour le géographe. En certains lieux, ces rapports sacrés aux arbres sont parvenus à perdurer jusqu’à nos jours à travers des récits légendaires, des croyances, des pratiques rituelles et cultuelles. » Parfois, les arbres portent des attributs de cette sacralité : morceaux de tissus ou clous enfoncés dans le tronc, statue d’un saint posée sur une branche, chapelle aménagée autour voire à l’intérieur même de l’arbre. Fêtes villageoises et légendes populaires concourent à construire une mémoire de groupe autour des arbres, et par-là même pérennisent le corps social.

L’arbre est tellement ancré dans l’humain qu’il bouleverse même le récit des origines : selon certains spécialistes, parmi lesquels le botaniste français Francis Hallé, plaident pour l’hypothèse d’une origine arboricole de l’humanité. Résumée par l’écrivain Anthony Poiraudeau, cette théorie postule que « nous serions humains, c’est-à-dire pourvus de spécificités proprement humaines au sein du vivant, parce que les espèces dont l’évolution nous a fait descendre vivaient dans les arbres ». Si cette théorie ne fait pas l’unanimité parmi la communauté scientifique, elle s’appuie tout de même sur des fondements solides. Mais accepter cette idée, nous dit l’écrivain, c’est remettre en cause un paradigme anthropologique, celui du chasseur conquérant n’utilisant des arbres que leur bois pour faire des armes, pour celui moins viriliste et héroïque du cueilleur.

L’arbre saisi par l’art

Ce lien entre l’humain et l’arbre n’a pas échappé à l’art, qui a fait de l’arbre un terrain d’expression de la sensibilité humaine et de la compréhension du monde. Pascaline Vallée montre remarquablement que l’art contemporain, s’il a d’abord délaissé l’arbre en ce qu’il lui semblait trop « commun », trop ancré dans la réalité, l’a réinvesti non pas en tant que sujet d’observation purement naturaliste, mais comme miroir de l’artiste lui-même : « Comme l’eau passe le paysage qu’elle renvoie au prisme de ses ondulations, l’artiste ne se contente pas de représenter l’arbre mais l’investit d’une part de lui-même et de ses réflexions. »

giuseppe penone main arbre
La main dans l’arbre de Giuseppe Penone (source : laboiteverte.fr)

L’arbre devient le matériau même de l’expérimentation artistique, l’artiste « se plaçant physiquement au cœur de ce qui devient son matériau ». Ainsi en est-il des travaux de l’artiste italien Giuseppe Penone, et notamment Il continuera à croître, sauf en ce point : en plaçant une main en acier autour du tronc d’un arbre, il donne à voir comment l’arbre s’adapte à cette contrainte, ce qui souligne non seulement son évolution, mais également « les formes et l’énergie que celui-ci a déployées. »

La littérature n’est pas en reste. L’écrivaine Julia Kerninon souligne que l’arbre y apparaît comme un refuge : grimper ses branches est « un moyen innocent de sortir du paysage, de quitter le monde, de ne plus toucher terre », et donc d’échapper aux vicissitudes de la vie, à l’image du Baron perché d’Italo Calvino. D’ailleurs, quel enfant n’a jamais rêvé de vivre dans les arbres ? L’écrivaine remarque que « l’image de l’arbre apparaît comme une ligne de démarcation assez claire entre [l’enfance et l’âge adulte]. Pour les enfants, les arbres sont possibilité d’évasion, de liberté – pour les adultes, ils peuvent devenir les arbres qui pèsent ». Et de citer Beloved de Toni Morrison, où les nombreuses cicatrices dues aux coups de fouets reçus par l’ancienne esclave Sethe ont pris la forme d’un arbre sur son dos. C’est ici l’image de l’arbre protecteur, accueillant, symbole de joie et de sécurité, qui est questionnée.

Planter, mais pas à tout prix

Que faire alors pour protéger ce patrimoine si riche en tous points de vue formé par les arbres ? David Prochasson évoque l’engouement récent pour les micro-forêts. L’objectif de ce concept imaginé par le botaniste japonais Akira Miyawaki et porté en France par une multitude d’associations et de collectifs citoyens : « planter de façon très dense des essences locales pour faire revivre des sols souvent dégradés, sans humus ou déforestés ». La densité favorise la coopération entre les arbres et l’enracinement, ainsi qu’une course à la lumière qui stimule la croissance des arbres. Permettant selon ses défenseurs d’obtenir une croissance « dix fois plus rapide », une biodiversité « cent fois plus riche » et de stocker « trente fois plus de carbone », le concept semble promis à un bel avenir.

Pourtant, ce n’est en aucun cas la solution miracle. En effet, il ne faut pas que planter des arbres à un endroit soit un prétexte pour en abattre ailleurs. De plus, les conditions climatiques de l’Europe de l’Ouest ne semblent pas favorables à de telles forêts. C’est que, comme l’indique l’architecte-paysagiste Caroline Mollie dans un entretien avec Frédérique Letourneux, planter pour planter ne sert à rien : encore faut-il planter malin. La spécialiste fustige la course à la plantation à laquelle se livrent de nombreuses villes, et qui s’avère contre-productive : « Quand on plante, il faut que ce soit pour aujourd’hui mais aussi pour demain. » D’où la nécessité de planter moins mais mieux, de favoriser les grandes frondaisons plutôt que les alignements de petits arbres serrés, en d’autres termes de favoriser l’espace plus que la densité.

Bref, quelle que soit la solution, il importe de considérer les arbres à leur juste valeur, pour tout ce qu’ils apportent à la nature et donc à l’homme. Espérons que ce numéro éveillera les consciences.

éditions 303 revue arbres

Revue 303 arts, recherches et créations, trimestriel n°166, Arbres, Éditions 303, juin 2021, 96 pages, 15€

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