La revue 303 consacre son dernier numéro aux « Décors de fête ». De la procession religieuse au festival de musiques, concepteurs et conceptrices imaginent des décors pleins d’invention et de prouesses techniques et artistiques. Des univers fédérateurs et originaux hors de la course du quotidien s’élèvent dans les villes et replacent l’humanité dans ce qu’elle est originellement, une communauté.
Après « Batailles et résistances », la revue 303 arts, recherches et créations, revue culturelle des Pays de la Loire, dédie son numéro 171 aux « Décors de fêtes », thème de saison et bel écho, pour une heureuse coïncidence, à la thématique 2022 du temps fort estival d’art contemporain de Rennes, Exporama. Chercheurs, professionnels de l’art, journalistes et artistes s’appuient sur les événements, les traditions et des lieux culturels du département Loire-Atlantique et dressent en filigrane une histoire de ces décors de fête. Une manière de mettre en valeur leurs concepteurs et conceptrices, les compétences techniques et artistiques de ceux et celles qui s’activent en coulisses et magnifient ces moments hors du temps. Constamment dans l’ombre, ces personnes immergent la foule dans des univers étonnants et des scénographies à couper le souffle.
« La condition humaine ne se résume nullement aux impératifs sérieux de la reproduction sociale, au travail ou aux routines qui scandent le quotidien », souligne David Le Breton, professeur de sociologie à l’université de la Sorbonne. Constatation qui coule certes de source, mais qu’il est bon de rappeler de temps à autre, notamment après une longue période d’interdits et une remise en liberté qui ne tient encore, malheureusement, qu’à un fil. Car qu’elles soient diurnes ou nocturnes, les activités festives sont inhérentes à l’humanité. Elles illuminent la routine du quotidien et créent un regroupement, un lien social fort entre les populations. Rassemblements familiaux, fêtes foraines, fêtes de village, festivals, cérémonies religieuses, et même, si l’on remonte plus loin dans le temps, celles sacrificielles d’anciennes communautés dites païennes : leurs raisons d’exister diffèrent, mais toutes tendent à écarter momentanément de l’ordinaire, parfois même du temps. Qu’elle soit autorisée ou illégale, chacune est fédératrice et révèle un élan de communauté. Certaines prônent l’exubérance et l’inhibition, l’évasion et la liberté d’exister dans un monde alternatif de celui que l’on côtoie. D’autres le recueillement et le partage d’une foi.
De ce fait, les décors alimentent ces moments de partage. Tapisseries, chars, boule de feu géante ou encore grande roue et chapiteau, ils ont évolué avec le temps, sont protéiformes, mais demeurent le symbole de ces activités tantôt relaxantes, tantôt divertissantes, mais toujours réunificatrices. Ossature primordiale d’un espace-temps en suspens. Dans les églises, les tapisseries d’autrefois, véritables ornements festifs, magnifiaient par exemple les temps de fête. « L’habitude de parer de textiles les églises pour les fêtes est attestée depuis au moins le XIe siècle », raconte Étienne Vaquet, conservateur des antiquités et œuvres d’art (CAOA) de Maine-et-Loire. Propriété personnelle des ducs d’Anjou, la somptueuse tenture de l’Apocalypse, conservée au musée de l’Apocalypse au château d’Angers, fut notamment empruntée en 1404 pour être suspendue dans la cathédrale d’Angers de Noël à l’Épiphanie et avait auparavant sublimé les lieux du mariage de Louis II d’Anjou et Yolande d’Aragon (1400). Embellissant les fêtes solennelles, elles étaient également suspendues à l’extérieur lors des processions.
« La fête est surgissement du sacré, arrachement au banal du quotidien. »
« La fête est l’habitante de la nuit même si elle ne lui est pas réductible. Il y a une variété de formes festives et, bien sûr, il y a aussi des fêtes diurnes », écrit l’anthropologue Emmanuelle Lallement, qui a fait des pratiques festives son principal objet d’investigations. Marqueurs de temps, certaines célébrations reviennent chaque année et s’inscrivent dans une organisation sociétale, tel le carnaval, héritier de rituels antiques comme Les Lupercales. « Célébrations de la Rome antique, les Lupercales sont souvent désignées comme étant à l’origine des pratiques carnavalesques apparues en Europe aux XIe siècle », mentionne Véronique Flandrin-Bellier, attachée de conservation du patrimoine. Elles annonçaient la fin de la saison hivernale et le réveil de la nature à l’approche du printemps. Les gens sortent déguisés, dans certaines villes des chars flamboyants sont conçus pour l’occasion pour un défilé de nuit, quand tous les chats sont gris. De même, les fêtes foraines alimentent l’activité festive d’une ville au moins une fois par an, parfois en été, souvent à Noël. Ces décors éphémères reviennent chaque saison et marquent l’image de la région, entre villes et villages, sur le littoral comme à la campagne.
La nuit, décor de fête
À la nuit tombée, la vie diurne laisse place à celle nocturne. Les terrasses se remplissent, les lumières artificielles s’allument, la musique et les échos de voix nappent les rues d’un brouhaha festif. La France et sa population sont connu.e.s pour leur goût pour les réjouissances et les fêtes culturelles. Ernest Hemingway en fit d’ailleurs l’éloge dans Paris est une fête, hommage à la capitale française des années 20, ville vibrante de culture. Au coucher du soleil, les lieux festifs, en intérieur ou en extérieur, se parent de leurs plus beaux artifices. Les espaces s’habillent de décors parfois éblouissants, à l’instar du festival de musiques extrêmes Hellfest à Clisson dont le fondateur Ben Bardaud a su créer une vraie identité scénographique et une vraie singularité dans l’esthétique de l’événement. Un village de l’enfer conçu par des artistes et collectifs pour la plupart à l’ancrage local ou étendu au Grand-Ouest.
Autrefois, toutes les censures intérieures tombaient pour plonger les personnes dans un univers de transgression. On pense alors aux bacchanales de la Grèce antique, fêtes religieuses liées aux mystères dionysiaques réalisées en l’honneur du dieu Bacchus ou Dionysos (divinité de la vigne et du vin) devenues de véritables soirées orgiaques où les jeux et l’alcool coulaient à flots. Aujourd’hui ces moments de désinhibition sont encadrés par la loi et canalisés par des codes sociaux. « Depuis quelques années, les boules à facettes ne tournent plus de la même façon : sont passées par là les réglementations sur le tabac, les normes acoustiques ou l’alcool […] La Covid en bouquet final », écrit Éva Prouteau. À Rennes, la salle de la Cité, autrefois temple de la musique et lieu de la fête par excellence, a rouvert ses portes, mais ne résonnera plus de la même manière, jusqu’au bout de la nuit, en sus le confort des riverains.
Cependant, même dans des situations exceptionnelles comme les pandémies, la fête est omniprésente, même si elle doit se présenter sous forme illégale. Les décors y sont moindres, car discrétion oblige. Considérée par la majorité comme une transgression, un acte de rébellion irréfléchi, on peut au contraire y voir « un refus de concéder le dernier mot à la maladie », une manière de célébrer la vie dans un respect total. Ce fait n’est pas propre à la pandémie de la Covid, on retrouve ce vertige de la transgression dans les premiers écrits sur les épidémies de peste qui ont ravagé l’Espagne au XIVe siècle. « Le fête, l’érotisme, le rire, la passion de l’instant sans penser au lendemain, sont déjà décrits par Thucydide cinq siècles avant notre ère », rappelle David Le Breton. Car, « les fêtes sont un exutoire, un temps de repos pour se défaire des tensions accumulées. » Et les décors nous en montrent la voie.