Être Breton ou Syrien ? Musulman ou catholique ? peut-on choisir ? Doit-on choisir ? Réponses en BD avec le premier tome d’une trilogie du Rennais Riad Sattouf : l’Arabe du futur. Succès de librairie mérité.
On parle de « roman graphique » lorsque l’on veut évoquer une BD « ambitieuse » au format souvent plus proche d’un roman que d’une bande dessinée. Le pari de ce type d’ouvrage est de remplacer l’essentiel des textes d’un roman traditionnel par l’image. Mais roman ou BD, l’ambition est identique. Les « Chroniques » de Guy Delisle consacrées à ses séjours à l’étranger (Schenzhen, Jérusalem, Pyongyang, Birmanie), la collection « Écritures » chez Casterman, « La guerre d’Alan » d’Emmanuel Guibert, et tant d’autres ont consacré le genre.
Un futur ouvrage de référence de ce type de BD a peut-être été publié avant les vacances estivales. L’ambition de cet Arabe du Futur est en effet vaste : écrire une autobiographie marquée sous le signe du multiculturalisme. Riad Sattouf, avant de devenir notamment le réalisateur du film à succès « Les Beaux Gosses », fut un petit garçon blondinet né d’une mère bretonne et d’un père libyen. Et les six premières années de sa vie, racontées ici, vont se télescoper entre des séjours en Libye, où « le Guide Kadhafi a donné le droit à tous les citoyens d’occuper les maisons inoccupées », la Syrie déjà sous l’autorité d’Hafez El Assad, au portrait omniprésent dans le pays, et des vacances pas moins exotiques près du Cap Fréhel où l’âme des défunts qui monte au ciel fait vibrer parfois la maison de granit la nuit.
Tout est vu à hauteur d’un enfant qui découvre le monde, sans arrière-pensée, sans référence culturelle, sans a priori. Et tout paraît alors absurde et contradictoire. À commencer par le père, libyen, qui a fait ses études d’histoire contemporaine à la Sorbonne, et possède de la famille et des biens en Syrie. Personnage central, ambigu, il est le symbole des contradictions que, Riad, enfant, perçoit : il croit en l’Arabe du futur, c’est à dire en l’Arabe éduqué, lettré, pour « sortir de l’obscurantisme religieux ».
Effacée, très effacée même, de manière souvent gênante et exaspérante, la mère de Riad constate, s’étonne, mais est dominée finalement par l’omniprésence de son mari, qui, dans la vie comme dans la BD, écrase tout. Avec son haut niveau d’instruction, la connaissance de plusieurs cultures, ce dernier devrait être tolérant pour ressembler à cet « Arabe du Futur », dont il souhaite l’avènement. Pourtant, lui aussi peine à se dégager de ses préjugés ou de ses croyances. Entre la connaissance, l’esprit critique d’une part et les traditions, la culture familiale, il choisit souvent ses origines comme s’il s’éloignerait de lui-même en renonçant à ce qu’il était, lorsqu’il vivait enfant en Libye. Ainsi assène-t-il à son fils : « tu n’es pas Français, tu es Syrien. Et en Syrie les garçons doivent prendre le parti de leur père ! » Ou qui encore, devant l’évocation de Brassens, qualifié de véritable « Dieu » en France s’écrie : « je suis libéral, mais faut pas dire qu’un homme c’est Dieu ! Dieu… Dieu… c’est Dieu. C’est sacré ! » Personnage ambivalent, il en devient parfois détestable et s’il est, à de rares moments risibles, c’est lorsque face à d’énormes paradoxes il n’en perçoit même plus l’énormité : il ne réagit pas lorsque pour combattre la pénurie alimentaire, et la distribution exclusive de bananes, le fonctionnaire zélé lui précise que « le Guide (Kadhafi) qui adore les bananes, dit que c’est le fruit du peuple ». Comme lors de la lecture de la dictature de « Pyongyang » (*) racontée par Guy Delisle, le malaise est alors réel, le lecteur se posant la question de la part d’auto persuasion ou de terreur, dans ce type de régime.
Le talent de Riad Sattouf est la distance avec laquelle il raconte et montre cette difficulté à capter plusieurs cultures, à s’affranchir des superstitions tout en conservant ses valeurs originelles. À la différence de l’écriture romancée, le dessin aide à montrer sans jugement. En l’absence de phrases, il fait de nous de simples spectateurs de faits et d’évènements quotidiens. Lecteur, nous avons cinq ans d’âge et nous regardons le spectacle du monde, de notre famille, à hauteur des genoux des adultes. Et l’on ne comprend pas tout à ce que disent ces personnes censées nous éduquer et nous expliquer le monde. Pas de démonstration éloquente, mais de multiples saynètes et un dessin apparemment minimaliste, mais terriblement efficace, écartent le superflu pour nous montrer exclusivement ce qu’il y a à voir d’important.
Comme Guy Delisle, l’auteur sait, par un simple trait dessiner un sourcil ou une bouche et traduire ainsi une émotion, un sentiment. Chaque séquence en Libye, en Syrie ou en Bretagne est placée sous une couleur dominante, simple procédé qui marque efficacement la séparation que fait Riad de chacun de ses trois univers si différents, mais tous aussi incompréhensibles.
Racontant le début des années 80, cette lecture nous rappelle que depuis, peu de choses ont changé : l’antisémitisme des cousins de Riad dont les petits soldats israéliens en plastique sont représentés dans « des poses fourbes et des attitudes de traitres », le rôle plus que subalterne accordé aux femmes, la dictature sanguinaire d’Assad, la violence (toujours suggérée métaphoriquement), perdurent.
Riad est un peu comme des générations d’émigrés en France, à la croisée des cultures, partagé notamment entre un Islam, auquel le père de Riad dit ne pas croire, mais dont il enseigne quand même les principes, une culture laïque, des principes démocratiques, des traditions séculaires, une histoire familiale. Partagé entre un passé et un présent. Un exil et une identité.
Dans ce premier tome, l’auteur est enfant. Il constate. On attend avec impatience, dans le prochain volume, comment, devenu adolescent, il percevra ce malaise, et comment il résoudra toutes ces contradictions. S’il parvient à les résoudre ou à s’en accommoder.
Album très réussi, Riad Sattouf devra transformer l’essai lors de la publication des deux tomes suivants. Peut-être « l’Arabe du futur », rejoindra-t-il alors l’autobiographie iranienne « PERSÉPOLIS » de Marjane Satrapi dans l’histoire des BD incontournables.
Ryad Sattouf L’Arabe du futur, une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984), Allary Editions, mai 2014, 160 pages, 21€
Le premier chapitre est consultable ici : http://fr.calameo.com/read/003705385ab5cc1d1ae39
Riad Sattouf est l’auteur de nombreuses bandes dessinées, parmi lesquelles Retour au collège, Pascal Brutal (Fauve d’or 2010) ou La vie secrète des jeunes. Il est également cinéaste, tout en contraste avec Les beaux gosses, César du meilleur premier film et Jacky au royaume des filles qui mérite par contre le César du plus mauvais film 2014…)