Robert Antelme, Dionys Mascolo, Marguerite Duras, de la mort à la vie

Autour d’un effort de mémoire (sur une lettre de Robert Antelme) paraîtra en format poche le 23 mars 2023 aux éditions Maurice Nadeau. De retour des camps, Robert Antelme avait décrit dans une lettre en juin 1945 son état à son ami Dionys Mascolo, devenu le compagnon de Marguerite Duras. Enrichi des commentaires de Mascolo datant de 1987, le présent ouvrage se révèle une mise en lumière du lien qui unissait le deux hommes et une analyse fine de la pensée d’Antelme…

On se souviendra longtemps de la douleur de Marguerite Duras attendant son mari, Robert Antelme, résistant déporté depuis un an à Buchenwald. Grâce à l’action efficace de leur ami commun François Mitterrand qui, en 1945, Secrétaire général des Réfugiés, des Prisonniers et des Déportés, localisa Robert Antelme dans le camp de Dachau, celui-ci put être sauvé.

Mais celui qui l’arracha vraiment à la mort fut cet homme qui alla le chercher dans ce camp de concentration libéré où, atteint du typhus, Antelme gisait, parmi tant de corps allongés, alignés par terre, à l’agonie. Oui c’est son ami, son frère d’âme, son double et jumeau Dionys Mascolo qui souleva ce géant qui, de 80 kilos avant, ne pesait plus que 35 kilos, et qui, avec l’aide de Georges Beauchamp, cet autre ami, le sortit, en grand risque et clandestinement, d’un camp où la maladie le tenait reclus et confiné, et tous deux l’aidèrent à fuir et le ramenèrent à Paris. Marguerite Duras a tout dit de cette attente fiévreuse et de ses courses quotidiennes à l’hôtel Lutetia où chacun venait chercher son rescapé de la mort et de l’horreur nazie ; tout dit de sa Douleur (P.O.L. 1985) et de ces retrouvailles :

« Je le vois. Immense. Devant moi. Je ne le reconnais pas. Il me regarde. Il sourit. Il se laisse regarder. Une fatigue surnaturelle se montre dans son sourire, celle d’être arrivé à vivre jusqu’à ce moment-ci. C’est à ce sourire que tout à coup je le reconnais, mais de très loin, comme si je le voyais au fond d’un tunnel. C’est un sourire de confusion. Il s’excuse d’en être là, réduit à ce déchet. Et puis le sourire s’évanouit. Et il redevient un inconnu. Mais la connaissance est là, que cet inconnu c’est lui, Robert L., dans sa totalité. »

Une telle page montre à l’évidence que Marguerite Duras est l’un des plus grands écrivains du XXe siècle, car, dans ce style haché, coupé et vif qui la caractérise, tous les mouvements du cœur et les travers de l’esprit se succèdent et aboutissent à cette évidence : un homme est là qui n’est pas un homme, qui est ce Questo défini par Primo Levi (Se questo è un uomo : Si cette chose-là est un homme).

Robert Antelme

Dionys Mascolo, le sauveteur de son ami Robert qui, bientôt, sera frappé d’amnésie après un AVC, a publié, bien après sa libération et son retour à la (sur)vie, la lettre que ce dernier lui adressa le 21 juin 1945, en racontant cette incroyable épopée de sauvetage, dans un livre que Maurice Nadeau publia en 1987 aux Lettres Nouvelles : Autour d’un effort de mémoire, que Gilles Nadeau, fils et héritier de Maurice, republie dans la collection de poche récemment créée sous le titre « Maurice Nadeau poche », et qui, en 5ème position, succède à Soazig Aaron, Stig Dagerman, Malcolm Lowry et Jean Métellus, quatuor d’auteurs publiés en 2022. Il faut saluer cette entreprise de remise au jour. Et donc l’on retrouve cette évocation de l’homme que l’amitié sublime de ses camarades ramène à la vie. Et voilà cette vision stupéfiante, pétrifiante, à l’accent biblique, et plus encore, christique, dans une brasserie de Verdun :

« Au ralenti, il marche entre nous deux, grand. Nous ne le soutenons pas, sommes une ébauche de mandorle à ses côtés. À notre entrée, les conversations les plus proches s’interrompent, et la vague de silence gagne bientôt toute la salle. De table en table, on se lève alors à mesure que nous avançons. Le silence, l’immobilité, complète, dureront jusqu’après que nous aurons eu trouvé place. Scène d’un messianisme sans parole. Rien ne fut dit, de part ni d’autre. Une telle manifestation spontanée d’émotion collective, d’une intensité qui n’est comparable qu’à celle de certains rêves métaphysiques, je n’en connais pas d’exemple aussi pur. »

Texte magnifique qui dit combien cet arrachement à la mort d’un corps à l’agonie se présente ici comme la résurrection de Lazare sorti du tombeau, comme un miracle dont la prière jaillit de cette amitié. Et c’est là tout le livre que nous lisons ici. Mais que nous dit cette lettre, cette missive au-delà de toute émotion ? Elle est d’abord le premier acte de celui qui se présente alors, en ce jeudi 21 juin 1945, comme un « vivant ‘solidifié’ ». Quelqu’un qui a pleuré en revenant à la vie, comme le nouveau-né pleure en sortant du ventre de sa mère, et ces larmes sont le signe de la vie car, écrit-il, « les larmes sont aussi loin que possible de la mort ». Et ce sublime ami entend, en écrivant à « Mon cher Dionys », entretenir en lui, encore quelque temps « le merveilleux sentiment d’avoir sauvé un homme ». Il veut que l’autre se sente un héros, un homme d’exception, et plus encore un être surnaturel, un envoyé de Dieu qui, comme Jésus tire Lazare des entrailles de la terre, ou comme le prophète Élie, ramène à la vie, par son seul souffle, l’enfant déjà figé dans la mort.

Robert Antelme
Giotto, La résurrection de Lazare

Robert refuse la banalisation de ce geste, que le temps voudrait rendre inéluctable : à tout jamais Dionys sera son Sauveur. Et lui, Robert, est « un nouveau vivant ». Mais avec cette chose étrange, qui est l’incroyable bonheur d’avoir vécu l’enfer en tenant la main de son ami et de Marguerite, et d’avoir été langé entre leurs doigts et leurs soins. D’où cette peur de redevenir « comme avant », un être ordinaire, un homme inscrit dans sa voie tracée et qui suit sa route, et c’est là toute l’originalité, la curiosité ou la monstruosité de cette lettre : « Le mirage a cessé, je recommence à me ressembler ; j’ai d’ailleurs une crainte, je dirais presque, une horreur de rentrer dans cette coquille ; je ne pensais pas que le voyage infernal ou merveilleux finirait jamais…. Il m’est arrivé l’aventure extraordinaire de pouvoir me préférer autre. »

Le témoignage d’amitié peut-il aller plus loin ? Même au-delà de l’amour ? Mascolo, pour en témoigner, en appelle à Montaigne et à cette transfusion d’âme (« Rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien ») que ce dernier a théorisée à partir de son échange absolu avec La Boétie. Mais la vérité de cette lettre, de ce livre, c’est que ce moment du sauvetage d’un être promis à la mort, dans son unicité surnaturelle, va rester suspendu à la hauteur du mythe et dans la châsse du sacré, c’est pourquoi il parle de mandorle. Bientôt, comme on dit, la vie reprend ses droits, et chacun suit son chemin coutumier.

Robert Antelme
Dionys Mascolo, Marguerite Duras et Robert Antelme

Et d’ailleurs Mascolo fera un enfant à Marguerite, qui divorcera de Robert pour épouser Dionys, simple avatar du rouleau quotidien de toute existence. Mais ce livre qu’écrit vingt ans après son frère d’âme, sa moitié d’orange, reste comme une pierre blanche balisant leur vie commune. Comme la pierre que les Juifs déposent sur la tombe du défunt pour conjurer l’oubli.

Et si l’on parle ici de cette coutume juive, c’est aussi parce que Dionys Mascolo assume la tragédie de la Shoah – il emploie ce mot – en disant qu’il s’est « judaïsé », qu’il s’est senti dans la peau juive du réprouvé, déporté, humilié, torturé, assassiné. Dans cette inéluctable et biologique unicité de l’espèce humaine, que va mettre à plat Robert Antelme dans son œuvre maîtresse (inspirant probablement la pensée de Hannah Arendt sur la « banalité » du mal) que commente savamment Maurice Nadeau en appendice de ce livre (« rendant, en somme, l’horreur ‘compréhensible’ »), et où son ami qui a passé un an dans l’enfer concentrationnaire exprime cette lumineuse pensée : « L’homme n’est rien d’autre qu’une résistance absolue, inentamable, à l’anéantissement. »

Robert Antelme
Dionys Mascolo

Dionys Mascolo, totalement et profondément identifié à l’Histoire, se revendique alors comme un Juif (on ne manquera pas de rappeler, pareillement, le fameux slogan de soutien à Cohn-Bendit le réprouvé : « Nous sommes tous des Juifs allemands », et, bien entendu, dans une tragédie plus récente, le « Je suis Charlie ») :

« C’est ainsi, par exemple, que notre fils a pu croire, jusque dans l’adolescence, sans qu’il y ait de notre part un mensonge formel, que nous étions juifs, personne autour de nous n’y trouvant à redire. »

Dionys Mascolo est pour nous qui l’avons connu, un homme d’une immense bonté, et d’une belle intelligence, tel qu’il apparaît dans chacune des phrases de ce livre, et dans l’intense émotion communiquée par la lettre de Robert Antelme.

Dionys Mascolo, en vérité, un Juste.

Dionys Mascolo, Autour d’un effort de mémoire (sur une lettre de Robert Antelme), suivi de Un grand livre à relireL’Espèce humaine par Maurice Nadeau, poche Maurice Nadeau, 2023, 112 p., 7,90 €

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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