Roca pelada, les espaces infinis en proie à la folie des frontières

Roca pelada de l’Argentin Eduardo Fernando Varela est paru en 2023 aux éditions Métailié. Un roman qui nous fait voyager sur les sommets de la Cordillère des Andes, tout en incitant à réfléchir sur les relations humaines.

Plus que toute autre maison d’édition en France, les éditions d’Anne-Marie Métailié détiennent le cordon bleu de la diffusion des œuvres venues d’Amérique latine. On se souvient de la découverte fascinante de Luis Sepúlveda et de tous ses titres qui succédèrent au Vieux qui lisait des romans d’amour, et comment connaîtrions-nous l’épopée du salpêtre et le désert d’Atacama sans l’immense talent de Hernán Rivera Letelier (prochain roman annoncé : L’autodidacte, le boxeur et la reine du printemps). Et voilà sur notre table le deuxième roman de cet Argentin d’Eduardo Fernando Varela, prolongeant son vaste regard en technicolor de Patagonie route 203 (2020), récit envoûtant sur une terre inhospitalière. Et sans doute en a-t-il fait son obsession littéraire puisque dans ce Roca pelada qui nous parvient aujourd’hui, nous nous hissons en crachant nos poumons sur les cimes glacées, à plus de cinq mille mètres, de cette Cordillère des Andes, et cette « roche pelée » où passe une frontière fluctuante entre deux pays qui se regardent en chiens de faïence, où l’on pourra reconnaître l’Argentine et le Chili, qui se sont souvent fait les dents sur les rochers déglingués de la Terre de feu.

Roca pelada Eduardo Fernando Varela
Eduardo Fernando Varela

En fait, tout ce récit se révélera une affaire de frontière, et d’absurde division des hommes entre eux, si semblables et si bouffons.

On trouvera donc sur ces plus hauts sommets du monde deux garnisons de chaque côté d’une ligne frontalière. Pour être glaçante, la situation ne manque pas d’être ridicule et la plume du romancier choisit l’encre hilarante pour en tracer la chronique. Juste au-dessus du toit du monde se font face deux garnisons, chacune défendant la frontière et l’honneur de son pays. Il y a là un lieutenant qui a réussi à s’habituer à cette vie des hauteurs : il dort tout habillé et sur un hamac qui lui permet d’éviter les soubresauts de tremblements de terre. Quant à la troupe, beaucoup sont venus de la côte et ceux-là, irrémédiablement vivent l’exotique enfer des glaces, poids et bouches inutiles s’il en est, et n’aspirent qu’à être punis et pépères en prison. Car comme toute armée, il y a les gardes, les rondes, les manœuvres, bref tout ce mouvement d’autant plus vain qu’il est de pure forme : on ne se fait pas la guerre, on s’observe à la jumelle, parfois quelqu’un déplace un petit bout de frontière, alors il faut la remettre en droite ligne, en badigeonnant une ligne illusoire à la chaux, bref, vanité des vanités. En résumé :

« Séismes, effondrements, éclairs terrifiants faisaient de chaque minute passée sur ces cratères un défi aux éléments. »

Espace lunaire, oxygène raréfié, courant électrique sous les pattes, tout le monde est en souffrance et les « tropicaux » mâchent inlassablement des feuilles de coca. Et voilà deux officiers chargés de veiller sur cette frontière aussi fluctuante que dérisoire : « Tout se déplace dans ces hauteurs, la frontière est aussi instable que la cordillère, il y a des tremblement de terre, des éboulements. Parfois elle se rapproche, parfois elle s’éloigne. »

Roca pelada Eduardo Fernando Varela
La Cordillère des Andes

Ils se rencontrent courtoisement et se détestent cordialement, jusqu’au jour où le lieutenant Costa va découvrir que son vis-à-vis a été remplacé par une femme, qui est toute beauté et toute douceur, malgré ses coups de boucle énergiques de vraie cheffe. Alors le souffle de la vie peut renaître, et c’est comme une parabole rassurante : la femme représente la vie, autant que l’homme est instrument de mort et de destruction. Cette Ève est-elle résurgence de la Pachamama, la terre-mère de la cosmogonie indienne ? Bien sûr, l’auteur ne manque pas de nous gratifier d’une scène, qu’on pourrait qualifier d’érotisme amniotique. À la faveur d’une inspection conjointe de la frontière et de ces drôles de monticules terreux, les apachetas, qui se déplacent, ou qu’on déplace nocturnement, sans parler des météorites fichées sur ces cratères et que chaque camp baptise du nom de ses glorieux grands hommes, voilà que ce « couple » – avec les guillemets nécessaires à cette incongruité, s’agissant de deux « ennemis », également entre guillemets – se retrouve dans une grotte qui, au milieu des glaces, jouit du miracle de quelque geyser d’eau aussi chaude que sulfureuse. Que faire, quand on a tant souffert du froid et de la paralysie des glaces sinon mettre à bas toute vêture et plonger dans l’eau bienfaisante qui les ramène tous deux à la vie, et donc à l’amour ?

Ajoutons-y une note d’humour, ou plus précisément une charge hilarante de distance par rapport au néant et au vide sidéral, une dérision de tous ces gestes qui n’ont de sens que sur la terre ferme et non dans un no man’s land propice à « cette intense sensation de
vacuité et de solitude »
et provoquant « un désarroi vertigineux ». On imagine bien la joie intense d’Adam, le premier homme, perdu au paradis aussi terrestre que solitaire, et découvrant à son flanc une Ève pleine de chair tendre et de rondeurs. Voilà donc la découverte émerveillante au milieu du chaos : « Le contact avec l’eau tiède envahit tout son corps et un courant profond l’amena vers elle. La peau de Vera se colla à la sienne et les caresses ne furent pas nécessaires, les courbes et les plis de leur corps se joignirent et s’entrelacèrent dans les eaux effervescentes comme ceux de créatures des profondeurs. Elle l’enserra de ses jambes et sentit le relief de son sexe sur tous les pores de sa peau, tandis que dehors les roches encore tièdes commençaient à craquer sous l’effet du gel. »

Roca pelada Eduardo Fernando Varela

On se croirait en Islande avec ses sources chaudes au milieu des glaciers. Mais l’on sent aussi que l’auteur s’amuse de cette humanité de fantoches. Pourtant l’humour, la drôlerie et ces tréteaux clownesques dressés sur une frontière évasive tracée sur un lieu de nulle part n’éludent pas la gravité de la fable : « Une nation n’est rien d’autre qu’une multitude de gens qui vivent au même endroit et croient aux mêmes choses. Effacez cette ligne absurde et dessinez-la autrement, horizontalement, verticalement, ou comme ça vous chante, vous aurez toujours une nation de chaque côté et un illusionniste qui trouvera les mots pour le justifier. »

Au final, toute cette machinerie abracadabrantesque s’effondre comme château de cartes. Les personnages regagnent leur boîte de jeu tandis qu’un vieil Indien, le seul personnage authentique de ce récit, tire le rideau après que le narrateur omniscient a dévoilé l’oracle :

« Sur cette surface sans début ni fin, l’humanité passait et repassait en orbite comme une procession aveugle qui tournait et tournait avec l’illusion trompeuse d’avancer en ligne droite vers des confins et des frontières où planter un drapeau, établir une borne, une sépulture, une divinité, une intelligence ou un simple tas de terre. »

À quoi répond l’immuable et ancestrale croyance des gens de cette terre expliquant toute son étrangeté aux yeux des autres, les blancs, les mécréants, les colonisateurs : « C’est un vieux rituel, on rend à la Pachamama ce qu’elle nous donne pour la remercier de sa générosité, et elle le transforme en nourriture. C’est comme ça qu’on survit depuis des siècles. »

Et l’on se dit, à cette lecture virevoltante que Miguel Angel Asturias, qui exalta les Yeux des enterrés et les Légendes du Guatemala, accordé au regretté Manuel Scorza, scrutant Garabombo l’invisible ou pistant le Cavalier insomniaque, n’a pas quitté la scène littéraire, et qu’un souffle indigéniste passe encore sur la page blanche de la narration en la peuplant tout à la fois de réalisme magique et de science-fiction tandis qu’au bout du monde et des choses l’utopie n’en finit pas de succomber. En vérité, cette « roche pelée » frétillant d’idées et fourmillant de vie, ne peut qu’inviter au voyage.

Roca pelada Eduardo Fernando Varela

Eduardo Fernando Varela, Roca pelada, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, éditions Métailié, 2023, 350 p., 22,50 €

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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