Avec Rocking Chair, Kokor et Jean-Philippe Peyraud signent un western original plus sombre que ne le laisse présager le titre.
C’est un objet qui inspire le repos, la tranquillité. On l’imagine volontiers dans la galerie d’un ranch, le cow-boy tranquillement installé, le chapeau devant les yeux, se balançant au gré du vent qui balaie la plaine à la fin du jour. On pourrait rêver ainsi, et on aurait partiellement raison, car ce fauteuil à bascule, qui donne le nom à l’album, on le retrouve bien dans un chariot de pionniers européens venus chercher terre et fortune dans cette lointaine Amérique. Oui, mais voilà il est particulièrement beau ce siège que Daatje, la petite fille de colons, s’approprie au moindre arrêt. Il est beau et original, car sa décoration bucolique renvoie les fermiers en devenir à leurs origines, celle de l’Europe de l’Est, des clochers à bulbes et d’une campagne slave estivale souriante. C’est leurs racines qu’ils transportent avec eux, le lien avec leur passé et il possède une valeur sentimentale estimable.
Très vite pourtant, ils découvrent que le Nouveau Monde qui devait être celui du bonheur et de la prospérité est en fait un monde de violence et de terreur où la force prime. C’est cette naissance de l’Amérique, bien éloignée du récit national de Trump, que racontent dans cet album les deux auteurs en suivant l’objet de bois, qui en passant de mains en mains va révéler les principaux mythes de l’Ouest américain. Du bandit de grand chemin au petit cow-boy naïf en passant par la prostituée du saloon et les prêcheurs évangélistes jusqu’au parvenu enrichi, nous voyageons dans un monde loin des clichés du western dont on conserve cependant les grandes étendues et les plaines à perte de vue qui permettent à Kokor de montrer tout son talent graphique. Il fait souffler sur les pages le vent de sable, il recouvre les paysages de neige, il nous fait traverser des forêts de cactus en diligence ou à pied. En jouant de la monochromie dont il alterne la couleur dominante, il fait passer les saisons et le temps, les moments de tendresse et les violences.
Un quart de siècle nous est ainsi habilement raconté où les deux enfants premiers possesseurs du fauteuil vont se retrouver finalement dans des situations sociales bien différentes comme un symbole de la naissance de l’Amérique, profitable à certains et échec pour d’autres. Comme une boucle où la bascule d’un siège qui revient au départ de son balancement.
Le scénario laisse le temps au dessin de raconter ce que notre imaginaire a déjà intégré par le cinéma ou la littérature. Sans temps mort, on côtoie des individus le plus souvent ignobles et on se réjouit d’une relecture enfin entamée de l’histoire de la naissance du pays qui se dit la plus grande démocratie du monde. On pense à cette remarquable enquête du journaliste David Grann, La Note américaine (Editions Pocket) dans laquelle l’auteur décrit impitoyablement l’installation de colons la plupart ignares et violents qui se sont disputé les terres des Indiens dans la corruption la plus forte, n’hésitant pas à tuer les Indiens devenus riches par l’attribution a priori de terres désertiques mais se révélant plus tard sources pétrolifères.
Originale, cette BD participe à cette déconstruction d’une Histoire fantasmée et idéalisée, mais elle le fait avec un vrai plaisir de lecture. Une lecture allongée sur une terrasse au soleil. Ou dans ce remarquable fauteuil à bascule que l’on appelle aussi … « Rocking chair ».