Ils sont là. Dans leur fragilité de pierre. Qui ? Les exilés, les perdus de Lampedusa. Toujours présents dans l’oeuvre land art pourtant éphémère que Roger Dautais a conçu à leur mémoire pour nos mémoires amnésiques et que Guy Allix évoque, pour nous, avec délicatesse.
Les perdus de Lampedusa
La rugosité des pierres qui m’arrache les mains, n’empêche rien à l’ouvrage. Tassés, les uns contre les autres, ils croient en la chaleur humaine, la leur et qui ne servira à rien pour les sauver. En répétant cette figure de petits personnages de pierres depuis tant d’années, je veux rappeler les drames de l’exil. Victimes des passeurs et de l’indifférence. Le monde a décidé, ils périront. Rien ne va, ici. Il semble que la mer se soit foutue dans l’idée de désaltérer la terre et ses côtes découpées avant de s’occuper des hommes. Avec ses eaux salées, elle te lui colle une pépie dont elle ne sortira qu’en implorant une autre marée, malgré les corps flottants. Roger Dautais.
Ils sont là. Dans leur fragilité de pierre. C’est vrai, on dit souvent un « cœur de pierre », mais il semble que la dureté ne soit pas en eux justement, mais devant eux, dans cet horizon qu’ils fixent désespérément. On appelle ces empilements de pierres des cairns. Mais très vite on sait que ces cairns sont habités d’autre chose qui bat en eux comme un cœur.
Oui, car ce sont des hommes.
Des hommes, des femmes des enfants, blottis là au-devant de ces flots qu’ils voudraient, qu’ils doivent traverser pour enfin vivre par-delà la peur ou la misère. Mais comment traverser la mer sans y être englouti quand on est si lourd de peine ? De toute façon, l’océan déjà les a charriés, façonnés, jetés là, abandonnés.
Ils sont là, réduits à leur plus simple expression. Comme un dessin de tout petit enfant. Un corps, une tête. Pas de bras, pas de jambes, pas de mains… démunis et fragiles. Pas d’yeux et pourtant comme ils scrutent l’horizon, comme ils nous observent, comme ils débusquent notre indifférence ! Pas de bouche et pourtant je n’ai jamais entendu hurler un tel silence. Ils sont là comme un terrible reproche aussi, parfois sur une ile, cernés par les flots. Par la mort. Prêts à la montée inexorable des eaux.
Leur reste à franchir ce qui est le plus difficile, plus difficile encore qu’un océan ou une montagne avec lesquels elle peut se confondre : une frontière. Sur le papier c’est simple une frontière, c’est juste un symbole ou un simple mot. Quelques lettres que le vent peut emporter… Le mot « frontière » auquel il faut faire front, le mot « frontière », comme quelques lettres de scrabble perdues dans le paysage du monde, et qu’il faut franchir. C’est plus laborieux, plus douloureux encore que traverser un océan. Eux sont de l‘autre côté de la frontière… autant dire des barbares, qu’on maintient derrière des barbelés.
Au-delà de cet horizon que les pierres observent, un eldorado peut-être, mais plus simplement ce rêve d’un oreiller où pouvoir enfin poser sa tête lourde de peur et d’inquiétudes comme pour retrouver la légèreté des plumes. Ce rêve de se blottir autrement tous ensemble, parents, enfants et amis. Ce rêve aussi d’une main étrangère et pourtant amie qui serrerait sa main. Ce rêve d’un vrai regard.
Ces cairns sur une plage, sur une côte, installés là très provisoirement avant que le vent ou les vagues les emportent. Ces cairns comme des frères, traces éphémères d’un autre homme…
Un homme en effet est passé là simplement sur le sable, sur cette plage où pourraient s’échouer d’autres migrants de chair et d’os cette fois. Il n’a pas fait de grands discours, non ! Je l’imagine plutôt taiseux en la circonstance lui dont la parole sait être si généreuse. Ici il n’y a pas besoin de mots, car ces cairns vont au-delà des mots. C’est comme une manifestation silencieuse, une longue marche comme celle du 28 août 1963 [1] aux États-Unis.
Le monde crève de ne pas vouloir partager.
Il s’est contenté de ramasser des pierres dont on pourrait faire peut-être des maisons. Il s’est contenté de ramasser des pierres et en a pris soin comme on pourrait prendre soin d’autres hommes venus de loin, pour peu qu’on soit plus humains, pour peu qu’on ne jette plus des pierres sur d’autres hommes, sur d’autres femmes.
Cet homme-là n’a pas jeté des pierres, il les a empilées patiemment, déjouant les lois de l’équilibre. Il les a jetées à notre regard. En a fait une maison autre, celle rêvée par ceux qui sont sans toit. Cet homme-là a sué pour un travail qui pourra sembler vain puisque, comme nous tous, promis à l’effondrement. Mais qu’importe, le poète, « magicien de l’insécurité » a répondu par avance :
À chaque effondrement de preuves, le poète répond par une salve d’avenir.
Cet homme-là s’appelle Roger Dautais, et, pour évoquer la fragilité, il a choisi la fragilité. Il a assumé la fragilité. Celle des pierres qui coulent plus sûrement au fond de l’océan, qui se fissurent. Celle de son corps qui a du mal à les porter et qui pourtant continue sa tâche inexorablement. Il y a bien sûr du Sisyphe là-dedans, mais un Sisyphe revisité par Camus et qui se serait donné lui-même cette tâche vaine comme si elle était le seul sens. Le seul bonheur. Il y a dans ces cairns quelque chose de confondant qui nous convoque, qui nous redonne la vue. Quelque chose qui nous remet au monde. Et ce sans emphase, avec la dernière simplicité. Celle d’un Verlaine par exemple.
Roger Dautais témoigne simplement. Il sème des cailloux sur son passage, mais il sait qu’il ne les retrouvera pas. Il prend juste la mémoire de ce qui passe, passera. De ce qui est déjà passé. Il nous invite juste à voir ce qui se cache comme un trésor au cœur de ces pierres. Il nous invite à voir autrement. Et surtout peut-être à vivre autrement, car c’est en poète qu’il faudrait habiter ce monde. Il convient alors de se retourner une dernière fois sur ces clichés qu’il a en quelque sorte surpris. Puis de fermer les yeux, non pas dans l’horreur de l’indifférence, mais dans le souci de l’émotion.
Dans la vérité du partage.
Dans la justesse du témoignage.
La marche du 28 août est venue couronner les avancées majeures de la cause noire au printemps 1963 (campagne de Birmingham, proposition de loi Kennedy sur les droits civiques). Elle doit aussi permettre de rendre visible au niveau national la force de la communauté noire. Une marche silencieuse de 200.000 à 300.000 manifestants, parmi lesquels 80 % de manifestants noirs, et 20 % de manifestants blancs qui, partie de Washington se terminera au Lincoln Memorial où Martin Luther King prononcera son célèbre discours « I have a dream ». Je ne peux voir ces « exilés » de Roger Dautais sans penser à cette marche digne et silencieuse pour les droits. » target= »_blank »>Roger Dautais, artiste invité de Guy Allix
[1] La marche du 28 août est venue couronner les avancées majeures de la cause noire au printemps 1963 (campagne de Birmingham, proposition de loi Kennedy sur les droits civiques). Elle doit aussi permettre de rendre visible au niveau national la force de la communauté noire. Une marche silencieuse de 200.000 à 300.000 manifestants, parmi lesquels 80 % de manifestants noirs, et 20 % de manifestants blancs qui, partie de Washington se terminera au Lincoln Memorial où Martin Luther King prononcera son célèbre discours « I have a dream ». Je ne peux voir ces « exilés » de Roger Dautais sans penser à cette marche digne et silencieuse pour les droits.
Roger Dautais est né en Bretagne en 1942. Il y a vécu et travaillé jusqu’à la fin des années 60. Après des études de décoration à l’école des Beaux Arts de Rennes et de photographie à Nancy, il exerce différents métiers tels que décorateur en ameublement, commercial, travaille un temps dans la publicité et se rapproche de la nature en exerçant également le métier d’horticulteur paysagiste et fleuriste. Ces différentes activités de l’empêchent aucunement de pratiquer la peinture, le dessin et l’illustration, jusqu’au jour où il rencontre l’œuvre de Land art de l’artiste cubano-américaine Ana Mendieta.
À partir de cet instant, il décide de consacrer sa vie au Land Art. Il dit avoir été inspiré par Richard Long, Nils Udo, Andy Goldsworthy et trace maintenant sa route en essayant de développer son propre style dont un critique d’art disait : « Il faudrait inventer pour lui le concept de Land art impressionniste ».