Les enfants de l’eau noire paraissent douze ans après le chef d’œuvre Les Marécages (The Bottoms). Joe R. Lansdale revient dans la boue du Texas, entraînant trois enfants dans une aventure infernale. Drôle et cruel, un retour gagnant pour le roi du Mojo…
Texas années 1930, May Linn une jolie jeune fille de seize ans est retrouvée morte au fond de la Sabine. Son rêve inachevé était de devenir une star à Hollywood. Ses amis, Sue Ellen, Terry et Jinx décident de l’incinérer et d’emporter ses cendres en Californie afin qu’elle repose dans l’endroit de ses rêves. Les trois amis embarquent sur un radeau avec les cendres et le butin d’un hold-up, mais la descente du fleuve noir ne se fera pas sans encombre. L’agent Sy, un flic corrompu accompagné de l’oncle de Sue Ellen, se lance à leur poursuite, mais un malheur n’arrivant jamais seul, Skunk (un noir métissé de sang indien) un fou furieux qui attache les mains tranchées de ses victimes autour de son cou se met lui aussi en chasse. La fine équipe devra affronter plus que l’eau noire de cet enfer vert pour rester en vie.
Joe R. Lansdale est Texan avant d’être américain, il connait parfaitement la géographie et le folklore de son pays. Comme pour boucler la boucle avec son roman Les Marécages il fait référence à « l’homme chèvre » censé vivre caché au fond des bois, croque-mitaine de l’Est du Texas, tout comme le fameux Skunk qui est au cœur de ce nouveau roman. Le Texas de Lansdale est loin des images de champs de pétrole et du climat aride, le plus souvent véhiculées par la télévision, ici nous sommes bien plus proche des ambiances glauques de la Louisiane et de son bayou.
Bon on reste là parce que, parfois quand on est heureux, ou du moins raisonnablement satisfait de sa vie, on oublie de lever la tête pour voir ce qui nous tombe dessus.
Le roman Les enfants de l’eau noire pourrait s’apparenter à une quête initiatique, un étrange rituel de passage de l’enfance à l’âge adulte, il faut surmonter les épreuves pour grandir, mais à la différence de Sue Ellen, Terry et Jinx sont des enfants élevés à la dure, en plein cœur de ce qui reste sans doute comme les pires années que les États-Unis aient connu. La longue et périlleuse descente du fleuve rappelle indéniablement Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, ce grand récit sur l’éloignement de la civilisation et la confrontation à la nature qui vous transforme, vous élève et vous tue.
En général, les enfants noirs et blancs jouent ensemble jusqu’à ce qu’ils grandissent, mais après ils ne se mélangent plus. C’est comme ça que ça se passe.
Dans de nombreux romans de l’auteur, le racisme est traité d’une façon ou d’une autre, ici le personnage de Jinx est noir et Terry est homosexuel, quant à Sue Ellen, elle est abusée par son beau-père. Le paradoxe des États-Unis vu à travers les yeux d’enfants qui subissent jusqu’à un certain point les regards, insultes, coups des adultes, les faisant grandir prématurément détruisant au passage l’innocence de l’enfance. Le réalisme d’une vie d’enfant dans l’Amérique des années 30 qui ne propose pas d’avenir pour les femmes et très peu pour les hommes.
Tu penses qu’il a de mauvaises intentions ? demandais-je. Il a les intentions normales qu’ont tous les hommes, c’est sûr.
La littérature américaine est l’inspiratrice de nombreux auteurs. Tout comme Stephen King, de quatre ans son aîné, Joe Lansdale doit beaucoup à ses prédécesseurs. On peut aisément rapprocher la novella de King, Le Corps (adapté au cinéma sous le titre Stand By Me) et Les enfants de l’eau noire, mais ces deux récits tirent toutes deux leur essentielle substance d’un seul et même livre culte : Les Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain. Des influences et des références il y en a d’autres, comme ce passage où les enfants rencontrent un couple de hobos et leurs enfants, chassés par le Dust Bowl, et qui tentent de survivre dans un coin d’Amérique abandonné. Un épisode qui ne peut pas faire songer au somptueux récit similaire que l’on trouve dans Les raisins de la colère de John Steinbeck…
… Mais non, je plaisante ! Je sais bien que suis condamnée à aimer les hommes et à être malheureuse toute ma vie
Joe R. Lansdale est conscient de son héritage, mais contrairement à certains il ne fait pas dans la redite ou le cliché, il évoque et convoque des gens et un pays qu’il connait charnellement et c’est avec un peu humour toujours affable et distancié qu’il sait nous faire traverser les moments les plus noirs du roman, un style qu’il a développé depuis de nombreuses années et qui caractérise une œuvre qui mériterait d’être plus connue et mieux reconnue.