H+ explore la quête de l’immortalité à la croisée de l’héritage pythagoricien et du projet transhumaniste.
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Chapitre
« Le premier Pythagore fit un crime à l’homme de charger sa table de la chair des animaux ; le premier, il fit entendre ces sublimes leçons qui ne furent pourtant pas écoutées : “Cessez, mortels, de vous souiller de mets abominables ! Vous avez les moissons ; vous avez les fruits dont le poids incline les rameaux vers la terre, les raisins suspendus à la vigne, les plantes savoureuses et celles dont le feu peut adoucir les sucs et amollir le tissu ; vous avez le lait des troupeaux, et le miel parfumé de thym ; la terre vous prodigue ses trésors, des mets innocents et purs, qui ne sont pas achetés par le meurtre et le sang. […] Abstenez-vous, mortels, de souiller vos corps de mets abominables. Vous avez les céréales, vous avez les fruits, dont le poids fait courber les branches, et, sur les vignes, les raisins gonflés de jus ; vous avez des plantes savoureuses et d’autres que la flamme peut rendre douces et tendres ; ni le lait ni le miel, qu’a parfumé la fleur du thym, ne vous sont interdits ; la terre, prodigue de ses trésors, vous fournit des aliments délicieux ; elle vous offre des mets qui ne sont pas payés par le meurtre et le sang. Ce sont les bêtes qui assouvissent leur faim avec de la chair, et encore pas toutes, car les chevaux, les moutons et les bœufs se nourrissent d’herbe. Il n’y a que les animaux d’une nature cruelle et féroce, les tigres d’Arménie, les lions toujours en fureur, les loups, les ours, qui aiment une nourriture ensanglantée. Hélas ! Quel crime n’est-ce pas d’engloutir des entrailles dans ses entrailles, d’engraisser son corps avide avec un corps dont on s’est gorgé et d’entretenir en soi la vie par la mort d’un autre être vivant ! Quoi donc ? Au milieu de tant de richesses que produit la terre, la meilleure des mères, tu ne trouves de plaisir qu’à broyer d’une dent cruelle les affreux débris de tes victimes, dont tu as rempli ta bouche, à la façon des Cyclopes ? Tu ne peux, sans détruire un autre être, apaiser les appétits déréglés de ton estomac vorace ? […] Chose horrible ! des entrailles engloutir des entrailles, un corps s’engraisser d’un autre corps, un être animé vivre de la mort d’un être animé comme lui ! Quoi ! au milieu des richesses que la terre, cette mère bienfaisante, produit pour nos besoins, tu n’aimes qu’à déchirer d’une dent cruelle des chairs palpitantes ; tu renouvelles les goûts barbares du Cyclope, et, sans la destruction d’un être, tu ne peux assouvir les appétits déréglés d’un estomac vorace ! Mais dans cet âge antique dont nous avons fait l’âge d’or, l’homme était riche et heureux avec les fruits des arbres et les plantes de la terre ; le sang ne souillait pas sa bouche. Alors l’oiseau pouvait, sans péril, se jouer dans les airs ; le lièvre courait hardiment dans la campagne ; le poisson crédule ne venait pas se suspendre à l’hameçon. Point d’ennemis, nul piège à redouter ; mais une paix profonde. Maudit soit celui qui, le premier, dédaigna la frugalité de cet âge, et dont le ventre avide engloutit des mets vivants ! il a ouvert le chemin au crime. » (Ovide, Métamorphoses, De l’enseignement de Pythagore)
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Taverne Antonis, île de Samos, 985 jours avant
Noor ne pouvait pas mieux la décrire : une jolie petite maison de pêcheur flanquée d’une grande terrasse ombragée. Avec dix tables pour quatre personnes. Neuf d’entre elles sont collées en U et accueillent présentement un banquet. Des convives joyeux piochent dans des petits plats de tzatziki, légumes farcis, aubergines braisées à la tomate, flan aux courgettes, fromages, fruits. Les pichets de vin circulent allègrement. Sur le seuil de la terrasse, Ève s’enivre un instant des odeurs qui parviennent des cuisines : des fromages de lait de chèvre et de brebis, de la menthe, une huile d’olive fraîchement pressée. Un parfum de rose circule dans l’air comme un vent léger.
– C’est la fête d’un saint… – souffle Noor à Ève en désignant Madame Antonis qui sort des cuisines en direction de la table des convives accompagnée par deux jeunes hommes chargés d’une marmite fumante – Dedans, il y a la kakavia, la soupe traditionnelle des pêcheurs préparée à partir de différents poissons rapportés dans leurs filets. Un peu comme la bouillabaisse marseillaise en France. Dans les îles grecques, les habitants ont pour habitude de la préparer une fois par an, le jour de la fête de leur saint patron. Un mélange d’anguilles, de rascasse blanche et de dorade bien fine. Ils l’accompagnent de pain grillé, de pommes de terre et d’une skordalia, une sorte d’aïoli composé d’ail, huile d’olive, coings, jus de citron et de fenouil. C’est, aux dires de tous ceux qui mangent du poisson, succulent.
Ève hume avec délectation toutes les odeurs autour d’elle tandis qu’ils vont tous trois s’asseoir autour de la seule table de libre sur le côté gauche de la terrasse.
Madame Antonis vient les saluer. Noor et Pierre présentent Ève comme une nièce de passage. Ils échangent avec elle dans un grec, semble-t-il, courant. Ève croit comprendre que leur échange porte sur un groupe de migrants qui auraient été retrouvés noyés au large de Samos. Pendant ce temps, les deux acolytes de Madame Antonis déposent des écuelles apéritives remplies de lupins et d’olives, de tzatziki, un mélange de gland doux, nèfles, radis et brins de céleri au citron, du houmous et des cœurs d’artichauts marinés.
Noor précise alors qu’elle s’apprête à picorer :
– Ève, nous nous sommes permis de commander en avance le dîner, car avec la fête d’un des parents de Madame Antonis, le service risquait de durer des heures. Donc, voici des petites entrées typiques. Et nous allons te faire goûter un vin que nous apprécions beaucoup, à base de cépage de Malvoisie. En tant que pythagoriciens, nous ne mangeons ni viande ni poisson, ni fèves, ni œufs non plus. Pierre consomme des laitages et des fromages, mais pas moi.
– Vous avez bien fait, Noor. Tout a l’air délicieux. Question régime alimentaire, le mien est proche de celui de Pierre, même si je mange des fèves et parfois des œufs.
– Nous sommes très contents que tu ne consommes pas de chair animale. C’est mieux ainsi. À ce propos, hier à l’hôpital, je t’ai expliqué que les pythas manifestaient un immense respect pour la vie animale. C’est notamment parce qu’ils croient en la métempsychose. Sais-tu ce qu’est la métempsychose ?
– Pierre, j’étudie dans la plus prestigieuse école d’Architecture paysagiste au monde, je parle couramment trois langues, je me débrouille aussi pas trop mal en latin et en grec, et je lis au moins deux livres par mois… Alors oui, j’ai déjà entendu parler de la métempsychose, de la réincarnation, et j’ai quelques connaissances de la civilisation hindoue qui fait grand cas de la transmigration des âmes…
– Désolé, Eve, je ne voulais pas te blesser. Désolé. Bon. En résumé, pour Pythagore, tous les êtres animés font partie de la divinité. Les âmes des hommes et des animaux forment au sein de la nature et du cosmos un grand Tout interdépendant. L’existence individuelle connaît ainsi un cycle de migrations de l’âme à travers des corps successifs.
– C’est un cycle éternel ? Ou bien il s’arrête un jour ?
– On ne sait pas. Certains pythas croient que c’est une roue éternelle. La majorité pense que le cycle s’arrête une fois atteint son but. Une minorité affirme qu’il prend fin avec la destruction de la terre par les hommes.
– Je vois… Et alors, elle devient quoi la personne qui arrête de se réincarner ?… Elle meurt à tout jamais ou elle vit pour toujours ?
– Idéalement, un peu des deux…
– Ça, ce n’est pas très clair…
– Ça ne l’est pas non plus pour nous, Ève. Mais nous avons tout de même quelques pistes pour éclairer ta lanterne. Notamment l’Oracle de Delphes que la Pythie a transmis en intégralité à Pythagore. Tu en connais certainement le début, « Connais-toi toi-même », mais pas la suite. Nous allons te la faire découvrir demain matin. En attendant, comprends-tu pourquoi les pythas s’abstiennent de consommer des êtres animés ?
– Sans doute est-ce leur manière de respecter la nature, le grand Tout. Et peut-être aussi qu’ils ont peur de tuer l’âme d’un ancien pote en avalant un moustique, comme le Dalaï-Lama !…
– Tout à fait. Pythagore prône le végétarisme par crainte de manger un animal dont l’âme habitait autrefois le corps d’un être humain.
– C’est donc lui qui a inventé ce régime alimentaire ?
– Il l’a rapporté de son voyage en Inde où cette pratique apparaît dès la préhistoire. Pour être exact, Pythagore emploie en grec l’expression d’« abstinence d’êtres animés ». D’ailleurs, sais-tu comment on appelle en Europe jusqu’en 1847 les personnes qui pratiquent ce régime alimentaire ?
– Aucune idée… Peut-être des adeptes du régime grec ?
– Presque… des « adeptes du régime pythagoricien » ou même simplement des « pythagoriciens »… C’est en 1847 qu’apparaît le mot de « végétarisme » et « végétariens ».
Pierre poursuit son explication avec un petit sourire malicieux au coin des lèvres :
– Tous les pythas sont végétariens. D’une manière plus ou moins exigeante, voire radicale…
Noor lui coupe la parole en passant sa main dans les cheveux de Pierre d’un petit geste rapide et affectueux.
– Ce que sous-entend, Pierre, c’est qu’il y a une partie des membres de notre Ordre qui est comme moi végane. Et Pierre trouve leur côté radical un tantinet… agaçant. Cela étant, toi qui es botaniste, tu sais sans doute que notre société doit l’apprentissage de l’agriculture au grec Triptolème. Il avait pour devise existentielle trois commandements que je respecte : « honore tes parents », « honore les dieux par des fruits » et « épargne les animaux ».
– Hum hum… chérie, je me permets de préciser à Eve mon point de vue… De fait, la tendance ayatollah de nombreux végans me fait peur autant qu’elle me semble témoigner d’un grave recul de la pensée critique. De fait, si faire souffrir un animal me fait horreur, j’aime rappeler que la plus grande violence exercée sur le règne animal n’est pas le fait de l’homme, mais des animaux eux-mêmes. En une journée, il y a plus de souffrances, de déchirures, de tueries et de jeux sadiques dans la chaîne alimentaire que dans tous les abattoirs du monde depuis l’aube de l’humanité. Des milliers et milliers de bêtes tuent à chaque instant des milliers et milliers d’autres animaux. Quant à la gentillesse naturelle de nos amis les bêtes, on peut en douter quand on voit comment les chats jouent avec les souris en prenant bien soin de les faire souffrir avant de les laisser crever. Pas mieux les adorables dauphins qui adorent torturer les tortues. Pas mieux les otaries mâles qui violent des manchots jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ni la belette qui adore trancher la gorge du lapin pour boire son sang tandis que la petite peluche agonise. Ni la grande musaraigne qui paralyse les souris pour les grignoter vivantes durant plusieurs jours. Côté félin, le margay est un rusé comédien : il imite le cri de détresse des bébés singes pour attirer les parents afin de les bouffer. Que de bons copains ! Bref, s’il y a bien des êtres vivants à n’être pas du tout végans, ce sont bien nos amis les bêtes…
Noor lève des yeux gentiment moqueurs sur son mari et sa petite montée de sang avant d’ajouter :
– N’en déplaisent les délicates précisions imagées de Pierre, je suis végane par conviction et, aussi, parce que l’expérience m’a montré que je maîtrise moins bien l’art énergétique quand je consomme des produits lactés ou quand je porte des habits en peau ou en laine animale. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est comme ça.
***
Basilique souterraine de la Porte majeure, Rome, 26 avril 2015
Près de la borne d’entrée, une cinquantaine de personnes sont sagement réunies en cercle autour d’un beau quinqua à l’allure compassée qui les accueille d’une voix enthousiaste :
– Bienvenue à tous pour cette première ouverture au public du plus énigmatique édifice souterrain de toute l’Europe ! Je suis le Professeur Guilio Pallotino du département des Sciences de l’Antiquité de l’Université de Rome. Et je serai votre guide durant la première visite publique de cet incroyable héritage pythagoricien : la Basilique souterraine de la porte Majeure. Un sanctuaire dont la construction remonte à 2 000 ans. Sa découverte en avril 1917 constitue, comme vous le savez, l’un des plus importants événements archéologiques de l’histoire humaine. Notamment en raison de ses décorations qui représentent les drames les plus passionnants de l’histoire antique et les questions les plus ultimes de la philosophie et de la spiritualité. Il aura fallu attendre des décennies – quasiment un siècle, – que la Basilique soit suffisamment sondée, restaurée et protégée pour que le public puisse y accéder. C’est pourquoi je ne vais pas vous faire patienter plus longtemps. Allons-y !
Le guide professoral s’approche de l’entrée du couloir souterrain avant de continuer :
– J’invite tout de suite les plus frileux à s’emparer, dans ce panier en osier, d’un plaid en laine que mon équipe à préparer à votre attention et, sur cette table roulante, d’une coupe de champagne afin d’agrémenter notre voyage initiatique. Et, en avant dans le souterrain !
Tandis que le groupe se dispose dans une approximative double file indienne, Guilio Pallotino ouvre la marche en éclairant de sa lampe frontale le vestibule souterrain médiocrement éclairé par quelques leds. Une fois parvenus près du bénitier à l’entrée du temple, des spots de lumières s’illuminent d’un coup tandis que le guide se tourne vers l’intérieur de la basilique et déclare d’une voix et d’un geste de la main un tantinet emphatiques :
– Voyez par vous-mêmes !
La cinquantaine de chanceux qui ont été invités par le ministère de la Culture la veille de l’ouverture officielle au public ne retient guère la vague d’admiration qui les submerge. Des exclamations enthousiastes fusent tandis que chacun pénètre le temple avec un respect plus ou moins sacré.
– Entrons dans le mystère… En revenant à l’affaissement de terrain près de la Gare Centrale le 23 avril 1917 et la découverte du temple qui s’en suivit. La direction des fouilles est alors immédiatement avertie. Il ne faut que quelques jours pour extraire avec soin la terre qui remplit jusqu’au tiers la hauteur primitive. Au sol se découvre sous les lumières artificielles un pavement de mosaïques blanches régulièrement traversées de pierres noires. Six piliers divisent la nef en trois et soutiennent la voûte qui comprend, comme vous pouvez l’observer, une ouverture par laquelle jaillit un rai de lumière naturelle. En bas les ténèbres ; en haut la lumière tamisée, celle qui se nourrit à la fois des secrets et de la transparence…
La lumière du jour qui pénètre en oblique dans le sanctuaire vient éclairer la spectaculaire fresque en stuc de l’abside.
– Avant de nous pencher plus longtemps sur cette fresque qui a fait couler beaucoup d’encre, concentrons-nous sur les représentations, voulez-vous.
Bien que la Basilique soit plutôt correctement éclairée, le guide fait valser la lumière de sa lampe frontale au fur et à mesure qu’il virevolte d’un mur à l’autre.
– Les artistes qui ont sculpté, décoré et peint les stucs sont au service d’un seul thème : l’initiation pythagoricienne qui libère l’âme de la mort en l’ouvrant à l’immortalité. Pour l’illustrer, les parois et les voûtes sont couvertes de décors qui représentent des scènes mythologiques. On peut voir, notamment, Zeus enlevant Ganymède, le héros Hercule emportant les pommes d’or du jardin des Hespérides, des Victoires ailées, des têtes de Méduses, des âmes conduites aux Enfers, une cérémonie de mariage, des objets de culte, divers animaux, un pygmée revenant à sa case après la chasse… Vous pouvez observer, principalement en bas des murs, des êtres humains inférieurs. Ceux dont la conscience est si proche d’un état animal que telle sera sans doute leur prochaine réincarnation.
Au contraire, admirez, en haut à droite, le dieu Eros qui se nourrit du plaisir de poursuivre des papillons, lesquels représentent l’énergie vitale qui anime les êtres humains quand ils sont épris d’amour. Là-bas à gauche, voyez les bas-reliefs des Taureaux et Gémeaux qui ont pour fonction d’acheminer les élus vers la porte de l’éternité ou de la réincarnation réussie. Et ici, à ma droite, qui est donc cette jeune femme qui tient dans ses bras un chevreau que sa compagne s’apprête à allaiter ? Sans doute, un rappel de l’enseignement symbolique de Pythagore comme quoi la migration des âmes s’opérait hors de la terre, au sein de la Voie lactée.
Le guide s’interrompt pour reprendre un peu sa respiration, l’occasion pour l’assistance de s’égrener un moment.
***
Taverne Antonis, île de Samos, 981 jours avant
Les deux serveurs de Madame Antonis disposent sur la table les plats de résistance. Un feuilleté aux épinards pour Ève, une moussaka végétarienne pour Noor et de la froutalia moelleuse sans saucisse pour Pierre.
– Donc, les pythas refusent de consommer des êtres animés de peur de manger un vieux copain. Mais je ne comprends toujours pas le fonctionnement de ces migrations d’âmes… Notamment, la possibilité d’arriver au bout et de devenir immortel.
– En pratique, il y a une transmigration de l’âme parce que, par nature, l’âme est mouvante et immortelle. Elle est une partie du grand Tout, une partie qui aspire à ne pas être précisément qu’une partie, mais… tout. Pour arriver à son but, elle passe par différents corps de bêtes et d’humains.
– Donc, plus elle va faire le bien dans sa vie, plus elle a de chances de se réincarner dans une vie meilleure…
– Pas du tout.
– Pardon ?
– Pas du tout. Contrairement à la plupart des théories de la réincarnation, Pythagore ne fait intervenir aucune justice divine, aucune rétribution de l’âme. N’importe quelle âme peut entrer dans n’importe quel corps, animal ou humain. Cela dépend principalement de la qualité énergétique de la personne qui meurt.
– Ouah, ça devait être révolutionnaire à l’époque !…
– Oh que oui ! Pour Pythagore, chaque incarnation sur terre dure au maximum deux cent seize ans, soit le chiffre 6 au cube. Tu peux vivre deux jours la vie d’une libellule, te réincarner quatre ans dans la peau d’un léopard, puis cent quatre-vingts ans dans un humain, et ainsi de suite…
– Là, ça devient grave moins crédible !… Et puis, concrètement, ça n’explique pas pourquoi le cycle de réincarnation s’arrête à un moment…
– C’est la question que tous les membres de l’Ordre se posent depuis des siècles. Pourquoi, à un moment donné, « tu entres dans la mort comme un Dieu, tu ne meurs plus » comme l’annonce l’Oracle ?
– Autrement dit, concrètement, comment devient-on immortel ?
Moran qui s’était éclipsé à leur arrivée au restaurant revient remettre un pli à Pierre qui le remercie tandis que Noor poursuit :
– Pour répondre à ta question, Ève, c’est la principale pomme de discorde au sein de l’Ordre depuis deux mille ans. Personne n’a encore déchiffré le mystère qui mène à l’immortalité. Mais nous pensons que ta présence parmi nous est un signe…
– Je ne voudrais pas refroidir vos ardeurs, mais j’ai une petite question à vous poser : avant de savoir comment on parvient à l’immortalité, avez-vous déjà la moindre preuve qu’une personne immortelle a jamais existé ? Dans ce monde ou un au-delà ? Pour éviter de délirer, mieux vaut poser les questions de base…
– Nous ne croyons pas qu’il y ait un autre monde, « un au-delà » comme tu dis. Il n’y a qu’une seule réalité : un grand Tout avec différents lieux ou dimensions. Mais ce qui est sûr, c’est que l’Oracle de Delphes a annoncé le règne de l’immortalité en lien avec une jeune fille en deuil qui se nourrit d’énergies végétales.
– Et vous pensez que c’est moi…
– Oui, c’est toi. Car tu te nourris bien d’énergies végétales. Ce qui, tu en conviendras, demeure une chose rare. Nous pensons que c’est toi et l’analyse de ton sang que je viens de recevoir va certainement nous le confirmer.
Pierre décachette l’enveloppe que lui a remise Moran. Il en extrait une feuille d’analyse. Il la regarde. Son visage ne peut contenir un tressautement avant de retourner la page vers Noor et Ève en leur indiquant du doigt la dernière ligne : « Âge physiologique : 14 ans. »
Un silence méditatif accompagne l’arrivée et la dégustation des desserts : melon doux, sorbes rondes et châtaignes accompagnés de poires sauvages et figues pochées au miel.
Le dîner achevé, tous trois décident de rentrer boire une tisane à la maison avant de se coucher. Alors qu’ils s’apprêtent à se lever, Pierre relance inopinément la conversation :
– J’ai une question un peu intime, Ève…
– Je vous écoute, Pierre…
– Es-tu vierge ?
Une bonne seconde s’écoule avant qu’Ève ne réponde :
– Oui et non. Non et oui plutôt…
– Pardon ?
– Non, mon signe astral n’est pas la Vierge. Par contre, il me semble que c’est mon ascendant.
– Hum… non, je voulais dire… physiquement, as-tu déjà eu un rapport avec un garçon ?
– J’avais bien compris, Pierre. Mais cela ne vous regarde pas. Vraiment pas du tout.
Noor pose sa main sur celle d’Ève qui, au bout de quelques secondes, la retire d’un coup sec, les yeux emplis d’éclairs :
– Je vous interdis d’entrer en moi ! Je vous interdis à tous deux d’entrer dans ma tête ! C’est compris ?!
Emportée par sa colère, la voix d’Ève résonne dans la terrasse. Les autres clients se retournent vers la table excentrée. Un silence s’abat qui rend encore plus lumineux le rayonnement des étoiles dans cette nuit sans nuages. Peu à peu, tout le monde reprend sa conversation, tandis que Noor se veut apaisante :
– Excuse-moi, Ève, c’est un réflexe. Je souhaitais seulement te transmettre une onde positive.
– Ok ok. Mais stop maintenant. Je n’ai pas plus à vous dire si un homme a déjà pénétré mon corps que vous n’avez à le faire dans mon esprit.
– D’accord, Ève, c’est promis.
– Oui, c’est promis.
***
Basilique souterraine de la Porte majeure, Rome, 26 avril 2015
La récréation est de courte durée, Guilio Pallotino reprend la parole d’une voix ferme :
– Concentrons-nous maintenant sur l’abside dont le stuc majeur occupe toute la conque. Il représente le saut de la poétesse Sappho dans la mer à partir des falaises blanches de l’île de Leucade qui est située à l’extrême Ouest, à la mi-hauteur de la Grèce. À titre personnel, je considère Samos et Leucade comme les deux plus belles îles grecques. Fermons la parenthèse. En pratique, le stuc s’inspire des vers qu’Ovide composa dans sa XVe Héroïde après sa lecture des poésies de Sappho. Cela étant, chronologiquement, la première occurrence de l’île de Leucade apparaît au dernier chant de l’Odyssée. Homère décrit les âmes qui prennent le chemin des Enfers sous la conduite d’Hermès en passant par le Rocher blanc de Leucade. Leucade qui matérialise l’une des entrées du royaume des morts. Cette frontière entre le monde des vivants et celui des morts se trouve à l’extrémité occidentale de la Grèce. Juste avant une mer dangereuse dans laquelle disparaît le soleil…Je vais maintenant ouvrir une parenthèse et vous poser une question. Dans la vision antique, où donc l’âme des Justes une fois leur corps mort ?
Avec une voix empressée de première de la classe, une dame d’un certain âge un peu boudinée par ses vêtements en fourrure, s’exclame toute guillerette :
– Aux Champs-Élysées ?!
– Exactement, marquise de Castiglione, vous avez raison : dans la Plaine élyséenne, appelée aussi Île blanche ou île des Bienheureux. Dans la conception des Grecs anciens, les humains qui y accèdent sont ceux qui ont achevé leur vie dans un dépassement héroïque de soi-même ou/et une connaissance pleine et claire d’eux-mêmes. Ceux qui se sont révélés dans le feu de l’action ou au feu dans la connaissance. Ceux qui ont acquis une conscience juste et objective de leurs qualités comme de leurs défauts. Ceux qui se sont forgé une vraie connaissance de soi. Ces Justes, ces élus, sont les héros ou/et les Philosophes.
Les autres humains, conscients d’eux-mêmes, mais pas complètement clairs, pas transparents à eux-mêmes, demeurent dans le royaume des morts, l’Hadès, où ils attendent de renaître à la condition mortelle. Dès qu’ils trouvent une existence qui semble pouvoir leur convenir, ils demandent à se réincarner.
Ce n’est pas le cas des âmes injustes, en déséquilibre, autrement dit tous les êtres qui meurent avec une conscience d’eux-mêmes moins claire que celle de leur précédente vie. Ces êtres vont se réincarner dans un corps humain ou animal qu’ils ne choisissent pas, mais qu’Apollon leur attribue au hasard – si tant est que le hasard existe. C’est ce qu’illustrent, dans la Basilique, plusieurs bas-reliefs comme celui du pygmée qui entre dans sa case. Mais, qu’ils aient choisi ou non leur prochaine incarnation, tous les êtres qui se réincarnent boivent l’eau opalescente du Léthé, le fleuve de l’oubli, afin de revenir sur la terre des mortels en ayant oublié leurs existences passées. Ce qui me conduit à vous poser une colle : que se passe-t-il si un être vivant se baigne dans le fleuve Léthé ?
– …
– Pas d’idée ?
– Sans doute perd-il complètement la mémoire ?… répond en se trémoussant le doigt levé la dodue dame en chinchilla.
– Encore exact, chère marquise ! Oui, s’il s’immerge et boit de l’eau, c’est bien ce qui risque de lui arriver. Mais que se passe-t-il s’il se trempe sans avaler l’eau de l’oubli ?…
– …
– Le premier à avoir eu cette idée n’était pas un humain, mais un dieu. Zeus lui-même. Il venait régulièrement calmer ses ardeurs dévorantes pour Héra en sautant dans l’eau glacée. Mais cette action calmante ne se réduisait pas à un simple refroidissement de ses fondement et entrejambe – si vous me permettez cette image…
Laquelle image cause chez la Castaglione un gigotement proche de la parade nuptiale du canard prussien, voire de la transe du phoque à capuchon.
– C’est ce qu’explique Apollon à Aphrodite qui meurt de passion pour Adonis. Rappelez-vous : juste après sa naissance, Adonis est recueilli par Aphrodite. En grandissant, l’immense beauté d’Adonis attire les divinités telles que Perséphone, mais aussi… sa mère adoptive Aphrodite ; ce qui rend jaloux son amant Mars. Pour se venger de la trahison de sa maîtresse, Mars envoie un sanglier tuer Adonis lors d’une partie de chasse. Aphrodite, dévorée d’amour, déambule à travers le monde dans l’espoir de retrouver son amant. Dans l’île de Chypre, elle rencontre le dieu Apollon et lui raconte l’horrible tourment qu’elle endure depuis la disparition de son bel Adonis. Apollon la mène alors sur la falaise de l’île de Leucade et lui enjoint de mettre fin à sa passion en sautant. Ce qu’elle fait. En sortant de l’eau, Aphrodite se trouve délivrée de son amour, la souffrance évaporée. Elle veut en comprendre la cause. Apollon lui explique une pratique encore peu connue. Le fleuve Léthé, qui trouve sa source au Royaume des morts dans les îles des Bienheureux, se jette dans la mer méditerranéenne jusqu’au pied des falaises blanches de Leucade. Il suffit dès lors à tout humain de sauter des hauteurs : s’il s’enfonce dans l’eau agitée sans toucher un endroit où passe le Léthé, il meurt dévoré par la souffrance qui le ronge ; s’il entre en contact avec le calme et doux Léthé, immédiatement, l’origine de la violente énergie passionnelle qui dévore sa conscience est gommée.
– C’est aussi ce que fit plus tard la poétesse Sappho quand elle voulut oublier la trahison de son amant Phaon. C’est ce que la conque de l’abside représente, n’est-ce pas ?
– Oui, chère comtesse. Oui, si tant est que la jeune fille ici représentée n’est que Sappho, question sur laquelle je vais revenir. De fait, désirant s’affranchir de l’amour qu’elle porte au beau Phaon qui a trahi son amour, Sappho se rend à Leucade. Comme on le voit sans difficulté, le stuc de l’abside représente, à gauche, une île blanche où règne le dieu Apollon. Son arc dans la main gauche, il tend la droite à Sappho qui s’apprête à plonger dans les flots. Derrière Apollon, un homme est assis, le visage tristement caché entre ses mains ; c’est Phaon qui regrette d’avoir trahi Sappho. Entièrement drapée, une Lyre à la main, poussée doucement à la taille par un Amour ailé, un pied en avant au-dessus de la falaise, Sappho s’apprête à sauter dans la mer. Mais, en dessous, soit Pythagore, soit Charon, le pilote des enfers, soit le dieu Poséidon, en personne, étend un voile ou un filet en forme de barque pour l’empêcher de sombrer et assurer son transport de la terre jusqu’à l’île des immortels, située à l’autre extrémité du fleuve Léthé.
***
Maison de Pythagore, Île de Samos, 980 jours avant
Après un petit déjeuner léger pris sur la terrasse sous une belle aube dorée, Ève, Noor et Pierre rejoignent deux des quatre gardes du corps à l’extérieur. Chacun se poste à un point du triangle du Tétrakys. Puis Pierre fait un pas en avant et se place en silence au milieu du triangle supérieur n° 1. Puis il recule. Moran saute sur celui qui correspond au n° 4 puis recule avant de remonter et de reculer à nouveau. Audra monte sur le triangle n° 7 trois fois de suite. À la suite, Pierre remonte sur le 1, Noor sur le 2 et Moran sur le 3. Un long déclic résonne, les six triangles qui entourent le point dix s’abaissent ensemble. Ils délivrent au point n° 10 une ouverture qui s’enfonce dans la terre.
« Allons-y ! » intime Pierre. Précédés d’Audra, tous convergent puis s’engouffrent dans le souterrain d’un bon mètre de large et moins de deux de hauteur éclairés par quelques lampes à filament hors d’âge. « L’île de Samos est un vrai gruyère. Il y a des conduits qui la traversent de part et d’autre. Là, nous sommes dans la partie la plus ancienne qui remonte au VIe siècle av. J.-C. Seuls les pythagoriciens connaissent son existence. »
Moran et Audra sont contraints d’avancer le dos courbé. Mais leur calvaire s’interrompt vite. Au bout d’une trentaine de mètres, tous débouchent dans une pièce rectangulaire faiblement éclairée d’une centaine de mètres carrés et décorée à la manière d’un temple antique. Au centre, sur un nouveau triangle en pierre sont gravés des caractères en langue grecque. Ils s’enroulent autour d’une mosaïque énigmatique qui représente une jeune fille qui s’apprête à sauter dans l’eau.
Noor allume l’application torche de son téléphone portable et braque la lumière sur le texte enroulé autour de la mosaïque en suivant chaque mot qu’elle traduit au fur et à mesure :
– Voilà l’Oracle de Delphes que la Pythie a transmis à Pythagoras :
« Connais–toi toi–même. Alors, tu connais l’Univers et les Dieux, tu entres dans la mort comme un Dieu, tu ne meurs plus. Au bout d’un cycle complet se découvrent le Temple caché et la jeune fille en deuil qui se nourrit des énergies végétales. La nouvelle pythie l’initie. Suis-la qui progresse au-dessous de la grande falaise où chute et renaît l’âme des vrais vivants. Elle découvre l’île cachée où s’éternisent les pommes d’or. »
Une fois achevée, au lieu de s’interrompe, Noor recommence sa traduction depuis le début. Puis elle s’applique à relire le texte une troisième fois. C’est efficace : Ève le mémorise sans difficulté. Pierre laisse une bonne minute avant de rompre le silence qui s’est installé.
– Voilà ce en quoi croient les pythagoriciens. L’Oracle de Delphes dans sa version complète.
– C’est en quelque sorte votre foi…
– Oui, Ève, c’est notre foi. Notre espérance. L’avenir de l’humanité.
– Un avenir quelque peu obscur…
– Pourquoi obscur ?
– Ben… c’est pas clair…
– Ève, pourquoi l’angoisse universelle qui s’est abattue sur un monde de plus en plus fébrile devrait-elle nous empêcher d’espérer ?
– Certes…
– Eve, en chaque particule, chaque atome, chaque molécule, chaque cellule de matière vivent cachées et œuvrent à l’insu de tous l’omniscience de l’Éternel et l’omnipotence de l’Infini. L’espoir n’est donc pas vain, il est au contraire plus que jamais de mise.
– D’accord, je veux bien espérer. Mais, bon, franchement, ça signifie quoi votre oracle : une jeune fille, une pythie, une île cachée et des bonnes pommes ? Des petits rébus mystérieux qui cherchent à faire oublier que simplement le monde est à bout de souffle et de plus en plus triste.
– L’Oracle nous donne une raison d’espérer dans un avenir meilleur. Ève, il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui. L’avenir est devant nous.
– Ok… Pour tenter d’avancer, prenons le problème à la racine. Je sais que la Pythie était la prêtresse du temple de Delphes dans l’Antiquité, mais elle est où cette île cachée ?
– Précisément, son emplacement n’a pas encore été révélé. Elle existe, mais où ? C’est bien la question… Quant à la signification générale de l’Oracle, les interprétations divergent.
Noor braque à nouveau son faisceau vers la première ligne de l’oracle :
– En pratique, de la création de l’Ordre par Pythagore jusqu’au tournant du 1ermillénaire, tous les membres étaient à peu près d’accord sur son sens. Mais vers le XIe siècle, une nouvelle lecture est apparue. Une partie des pythas, de plus en plus importante, a affirmé pouvoir arriver dès leur actuelle existence à mettre fin au cycle – douloureux et illogique – de la métempsychose dès lors qu’ils seront parvenus à une conscience claire d’eux-mêmes. On les surnomme les Philosophes. Ceux qui se connaissent parfaitement.
– Et que deviennent-ils une fois morts ?
– Ils deviennent comme des dieux. Ils renaissent immortels dans une sorte d’espace-temps que certains appellent le Grand Tout, d’autres l’Olympe ou, encore, le Jardin des Hespérides, lequel serait caché quelque part sur la terre. Bref, ils sont admis dans l’île cachée des immortels.
– Si je comprends bien : le pytha philosophe qui est arrivé à se comprendre parfaitement gagne l’immortalité dans une sorte de… lieu inconnu.
– Les Philosophes pensent que la « jeune fille en deuil qui se nourrit des énergies végétales », c’est la mort qui végète en nous. La mort au plus profond de nos cellules. L’Art énergétique permet de la traquer en soi et de la transformer de telle sorte que s’ouvre le chemin de l’immortalité. La parfaite connaissance de soi conduit le Philosophe à ressusciter dans l’Olympe des dieux et, dès lors, à échapper à une nouvelle réincarnation sur terre.
Tandis qu’elle passe le faisceau de son portable sur la deuxième partie du texte, Noor poursuit :
– Mais d’autres pythas ont conçu une autre interprétation. C’est le camp des Physiciens. Pour eux, ce n’est pas une affaire de connaissance de soi ou de morale, mais un problème purement physique. Il s’agit de neutraliser « la jeune fille en deuil qui se nourrit des énergies végétales ».
– Neutraliser ?
–
– Et comment ?
– En ayant en soi plus d’énergie qu’elle n’en a besoin. En la gavant.
Ève lève vers Noor de grands yeux interrogateurs tandis que Pierre reprend :
– Les Physiciens multiplient les expériences susceptibles de leur fournir de l’énergie et ralentir le vieillissement de leur corps. Ils enrichissent leur sang grâce à l’art énergétique. Voire, pour certains d’entre eux, à travers toutes sortes d’apports. Partant du principe que plus la vie est riche d’expériences et d’énergies, plus le vieillissement est ralenti, un Physicien présume que sa prochaine réincarnation lui offrira une existence encore plus longue dans un corps d’une qualité supérieure. Jusqu’au moment où il aura définitivement assez d’énergie pour que la jeune fille en deuil n’ait plus aucune prise sur lui.
– Ils espèrent devenir immortels dans notre monde alors ?
– Et beaucoup pensent que c’est pour bientôt. Ils dépensent énormément d’argent dans la recherche technologique depuis des siècles. Et, avec Internet, ils ont réussi à mettre une bonne partie de la planète à leur service. Ce clan des Physiciens est acoquiné avec le mouvement transhumaniste et leurs sornettes bioniques. C’est le cas d’un pytha très actif, Matt Danzeisen, qui est marié à l’entrepreneur américain Peter Thiel, lequel contrôle une partie non négligeable d’Internet, autrement dit du monde.
– Si je résume : les Philosophes aspirent à la sagesse pour devenir immortels et les Physiciens profitent de la vie en maximalisant leurs énergies vitales. Au ton que vous employez, je sens que vous ne vous sentez pas proches des Physiciens. Donc, vous deux, vous faites partie du premier groupe, des Philosophes, c’est ça ?
– D’une troisième. Les Mathématiciens.
– …
– À l’instar de tous les pythas jusqu’au tournant du premier millénaire – avant que les Philosophes et les Physiciens n’apparaissent – nous croyons que la jeune fille et le temple caché ne sont pas des images de la mort et de notre corps énergétique. Nous croyons qu’elle et il existent réellement. Et que l’Histoire va connaître un tournant définitif avec l’avènement de la jeune fille en deuil qui va conduire non seulement tous les pythagoriciens mais l’humanité en entier à se nourrir d’énergies vibratoires et naturelles, les énergies végétales, et de substances encore inconnues, les pommes, qui bloquent le processus de vieillissement.
Ève ne peut retenir un rire moqueur :
– C’est la version socialo-chrétienne-new-age !…
– Si tu veux… Quoi qu’il en soit, le groupe le plus ancien des pythas, autrement dit les Mathématiciens, s’est fait distancer dès le Xe siècle par les Philosophes puis, à partir du XVe siècle, par les Physiciens. Mais une découverte en 1917 à Rome a rebattu les cartes et les Mathématiciens sont redevenus depuis majoritaires.
Tout en éteignant la torche de son portable dont la batterie est presque à plat, Noor ajoute d’un ton pénétré d’espérance :
– Ève, imagine le futur où la jeune fille en deuil viendrait ouvrir les portes de la mort ; et la terre devenir une île d’éternité pour l’humanité…
– Eh bien, voilà une mission qui me change de ma petite vie d’étudiante en botanique…
***
Basilique souterraine de la Porte majeure, Rome, 26 avril 2015
Tandis que les derniers mots de l’universitaire sont rapidement suivis de hochements de tête et différents commentaires approbatifs, un homme âgé, vêtu d’un élégant costume de lin gris perle et accompagné d’une belle Indienne drapée dans un sari orangé, se rapproche du guide :
– Professeur, vous sembliez mettre en doute l’identité de la jeune fille. Si ce n’est Sappho, qui est-ce ?
– À part quelques farfelus, tous les spécialistes s’accordent bel et bien à voir ici Sappho et Phaon, lequel est la réincarnation d’Adonis. La chose est actée. Pour autant, si c’est bien Sappho au regard du passé, est-ce bien elle au regard du futur ?
– Je ne vous suis pas…
– Voyons voir… Je vais essayer de clarifier ma pensée… Bien. Vous savez certainement que les pythagoriciens tenaient Sappho pour la « dixième muse » venue compléter la famille des neuf muses. Selon leur triangle Tétraktys, c’est en effet le dix qui mène à l’éternité. Mais – à moins que je me trompe depuis des années, – l’humanité ne nage toujours pas dans l’éternité… Comme nous le rappellent tous les jours les transhumanistes, les humains restent dans l’attente d’une hypothétique immortalité… Dès lors, reprenons : à qui la jeune fille tend la main ?
– À Apollon !
– Absolument, comtesse ! La vivacité de votre esprit n’a d’égal que le charme de votre sourire ! Ensuite, il est utile de rappeler qu’Apollon est le dieu des guérisons, des réincarnations et des oracles. De qui se détourne Sappho ? De son amant le beau Phaon, son bel Adonis qui s’aveugle, comme l’indique le geste de ses mains. Cet homme qui ne veut plus voir ni se voir, c’est le modèle de tous les êtres humains qui souffrent, notamment ceux qui ratent leur réincarnation, leur objectif, leur vie. Aussi, en accord avec la technique pythagoricienne du double exposé – un sens apparent recouvre un sens caché –, j’affirme que la signification de ce stuc ne se limite pas au saut passé de Sappho à Leucade, mais qu’il dévoile l’avenir selon les pythagoriciens. Ceci est leur prophétie.
Le silence n’a pas le temps de s’installer que déjà la comtesse, à deux doigts de défaillir, s’exclame :
– Vous êtes un génie, professeur !
– Mais non, mais non… vous exagérez, ma chère…
L’enseignant n’a pas le temps d’épiloguer ce tendre maillage de mots qu’une grande dame sèche, au visage docte et l’air passablement agacé, l’interroge :
– Pardonnez-moi d’interrompre votre charmant babil, comtesse, mais pourriez-vous préciser votre pensée, cher confrère ? Qu’entendez-vous par « prophétie » ?
– À mon avis, cette fresque représente l’attente de la foi pythagoricienne : la venue d’une jeune fille – réincarnation de Sappho – que le dépit amoureux conduira à risquer la mort pour oublier la trahison de son amant – réincarnation de Phaon – et qui fera, dans les deux sens, le chemin entre la terre et les Champs Élysées.
– Si je comprends bien votre interprétation de la prophétie : une nouvelle Sappho doit naître sur terre, elle va tomber amoureuse et, dès qu’elle se sentira trahie par son amant, elle fera le saut entre les mondes mortel et immortel afin d’établir un pont entre les deux. C’est cela ?
– Oui, tout à fait. J’ajouterai que le but est à mon avis de rapporter l’immortalité sur terre. À partir d’un nouveau jardin des Hespérides où croissent les fruits de l’immortalité. Ces pommes d’or libéreront de la mort ceux qui suivent cette jeune fille, autrement dit l’élite humaine que sont les pythagoriciens, mais peut-être même tous les humains qui voudront y goûter.
– C’est une hypothèse audacieuse… Souffle plus que ne prononce l’homme au costume gris perle, un sourire aux lèvres. Avant que son élégante compagne indienne, tout aussi souriante, n’ajoute :
– Une hypothèse qui, de fait, n’est pas dénuée de cohérence…
– Merci, chère Madame. Surtout que cette intuition est corroborée par un fait nouveau. Grâce à la Reflectance Transformation Imaging, une technique qui permet de faire apparaître des inscriptions effacées par le temps, mon équipe a découvert il y a quelques semaines autour du stuc une série de mots qui a conforté mon interprétation.
– Et que disent ces mots ?!…
– Nous sommes arrivés à une retranscription parcellaire étant donné que les traces restantes des inscriptions originelles sont infimes. Ce qui est sûr, c’est que le texte de nature oraculaire commence par la devise du temple de Delphes « Connais-toi toi-même ». Ensuite, il y a sans doute les quelques mots suivants : « …comme un Dieu tu ne meurs… énergies végétales… temple caché… jeune fille affligée… île… pommes d’or ».
Alors que cette révélation plonge l’assistance dans des profondeurs méditatives, la dodue et guillerette comtesse laisse à nouveau son âme d’éternelle étudiante miroiter aux yeux de son maître :
– Pardon, mon cher professeur, sait-on de quand date la construction exactement ? Je suis sûre que vous disposez là encore d’informations que le commun ignore.
– Exactement non, ma chère amie. Mais je puis tout de même vous renseigner. Car on obtient une fourchette assez précise par déduction. La basilique a été construite dans les vastes jardins entourés d’aqueducs de la richissime famille du grand général Titus Statilius Taurus. Deux de ses fils cadets devinrent sénateurs de Rome en 11 et 16 après J.-C. Cette période familiale faste fut certainement propice aux lourdes contraintes temporelles, spatiales et pécuniaires, requises par la construction et la décoration secrètes de ce temple souterrain. Il fut en activité que peu d’années, car les jardins de la famille furent confisqués à la suite de l’arrestation du petit-fils Corvinus en 46, lequel avait comploté contre l’empereur Claude. Couplé à d’autres facteurs, on en déduit donc une date de construction de la Basilique entre 10 et 40 apr. J.-C. Soit il y a vingt siècles à peu près. Voire exactement. Qui peut dire si le premier coup de pelle n’a pas été donné il y a 2 000 ans, jour pour jour…
***
Tous les personnages et les situations de ce récit sont purement fictifs à l’exception de ceux qui ne le sont pas.