L’Homme aux bottes bleues, roman de l’autrice galicienne Rosalía de Castro, initialement écrit en 1867, vient d’être traduit en français par Geneviève Duchêne. La version française paraîtra aux Éditions Folle Avoine le 13 janvier prochain.
La littérature de Galice, si proche des terres celtes de Bretagne, nous a donné en 2011 ce curieux roman d’Alvaro Cunqueiro, Les chroniques du sous-chantre, situé dans un Morbihan fantasmé où une théorie de joyeux spectres va quérir le sous-chantre de Pontivy pour venir à un enterrement jouer de la bombarde, renvoyant à cette mythologie de la mort et de l’ankou dont Anatole Le Braz nourrit ses contes.
Mais auparavant la Galice nous avait donné cette grande dame des lettres galiciennes et espagnoles, Rosalía de Castro (1837-1885). Les éditions Folle Avoine de Rennes ont publié en 2002 l’Anthologie poétique (traduit du galicien par José Carlos González) de celle qui fut l’âme poétique de Saint-Jacques-de-Compostelle, son lieu de naissance, et de Padrón – son lieu de vie et de mort – où, selon la légende, accosta aux premiers temps de notre ère la barque vagabonde de l’apôtre saint Jacques venu évangéliser les Ibères. Ce premier texte connu en France était écrit en galicien, une langue proche du portugais, mais c’est en castillan, la langue nationale de l’Espagne, que s’est illustrée cette autrice, considérée comme l’un des plus grands écrivains romantiques du pays. Aujourd’hui, vingt ans après cette première publication, les éditions Folle Avoine, dirigées par Yves Prié, nous livrent l’un de ses meilleurs romans, L’Homme aux bottes bleues.
La belle introduction de sa traductrice, Geneviève Duchêne – lauréate du prix Laure Bataillon à Saint-Nazaire pour sa version française du roman de son mari, le Galicien Julián Ríos, Pont de l’Alma, en 2010 – éclaire judicieusement ce récit qui, parce qu’il plonge dans l’univers fantastico-romantique du XIXe siècle, risque de nous déconcerter avant de nous séduire :
« Avec ce roman, Rosalía propose avant tout une œuvre énigmatique et protéique. C’est une œuvre étonnante de modernité par sa composition (explorant une forme de discontinuité narrative, des mises en abyme, une juxtaposition de différents genres littéraires, etc.), mais c’est aussi une œuvre vivante en particulier grâce à la confluence souvent dissonante des voix qu’elle fait entendre (celle des femmes en particulier, mais qui ne sont pas épargnées par la satire). Dans L’homme aux bottes bleues, enfin, le lecteur est entraîné dans un labyrinthe narratif d’autant plus vertigineux qu’il est démultiplié par une grande diversité de tonalités : un lyrisme puissant peut tourner à la cocasserie la plus drôle pour laisser soudain place à un profond pessimisme métaphysique dont on sortira, sans s’y appesantir, par une nouvelle pirouette. »
Mais si nous avons aimé les Contes d’E.T.A. Hoffmann (où Offenbach puiserait la trame de son meilleur opéra), alors nous goûterons ce récit qui s’ouvre, précisément comme chez l’écrivain allemand, par un dialogue entre le narrateur et sa muse : « Avec son prologue dialogué, le roman est souvent considéré comme un manifeste littéraire et à sa publication l’œuvre déconcerta, notamment parce qu’elle était en rupture avec les codes narratifs de son époque. »
On ne dira jamais assez combien la parole de l’écrivaine s’est inscrite dans son opposition à celle de l’homme de lettres, dans la dénonciation des codes d’écriture autant que du code social qui marginalisait la femme, de George Sand à Colette chez nous, d’Emilia Pardo Bazán (autre Galicienne) à Rosalía de Castro en Espagne. Aussi ce que recherche l’autrice à travers cet homme qui s’entretient avec sa muse, en un dialogue aussi fiévreux que divertissant, c’est « à l’égal de Don Quichotte, quoique revêtu de grâces modernes et nouvelles, un homme de qualité », à l’inverse du héros de Musil (L’homme sans qualités) tout en le rejoignant, car il s’agira d’un homme possédé par le rêve utopique. Chevauchant les chimères du redresseur des torts de Cervantès, celui qui voulait protéger la veuve et l’orphelin, libérer les galériens et tirer la femme des griffes de l’homme, ce perturbateur parcourra la capitale madrilène pour « tirer quelque leçon des trahisons et des infamies des hommes » afin de dire à tout un chacun ses quatre vérités, et tel l’ange du Théorème de Pasolini, révéler l’intime et propre vérité.
Et le voilà, ce justicier, surgi en plein Madrid :
« Un jeune et élégant chevalier vêtu de noir, chaussé de bottes bleues lui arrivant jusqu’aux genoux, et dont l’éclat ressemblait au phosphore qui brille entre les ombres… Le personnage singulier et jusqu’à ce jour jamais vu était grand de taille et se tenait avec arrogance, avec sa chevelure noire, frisée et quelque peu désordonnée quoique bien parfumée. Son teint était aussi uniformément blanc que s’il avait été fait d’une pièce de marbre, et l’expression ironique de son regard et de sa bouche était telle qu’elle troublait au premier coup l’âme la plus sereine… Ses bottes, merveille encore inédite, semblaient faites d’un morceau du ciel lui-même, et l’aiglon qu’il portait en guise de cravate produisait un effet admirable et fantastique : on pouvait ainsi se dire à propos de ce personnage que plutôt qu’un homme, il était une belle vision. »
Il est même « l’être le plus étrange qui ait jamais foulé les rues de cette capitale ». Ainsi pénétrons-nous dans le rêve de la narratrice/autrice campant celui qu’elle appellera le duc de Gloria, car il n’est d’utopie que dans la gloire, du moins l’a-t-on cru jusqu’à ce que la mondialisation consumériste et les débordements populistes aient eu raison des rêves révolutionnaires de société idéale. Ce duc de la Gloria vient donc trouver l’homme le plus riche et notable de la ville, le comte de la Albuérniga, à qui il révèle que « ce monde est un abîme et qui y pénètre ne sait ni ce qui adviendra de lui-même, ni ce qu’il sera amené à faire ou à voir ». Ainsi redescendons-nous sur Terre, où là triompheront la satire des mœurs, et la dénonciation des préjugés et des travers de cette société espagnole corsetée dont, à la même époque, le plus grand romancier réaliste, Benito Pérez Galdós, nous avait tout dit des insuffisances et des déshonneurs. Entre Hoffmann et Cervantès, ce « farfadet », ainsi qu’il se nomme, se veut censeur et démolisseur de ces certitudes qui font de l’homme un paon ridicule qui fait la roue sans voir ce que foulent ses pieds difformes. “Mírate a los pies y desharás la rueda“, dit le proverbe espagnol : « Regarde tes pieds et tu déferas ta roue ». Ainsi la vision gravite-t-elle entre le haut et le bas, dans un croquis grotesque qui eut ravi Bakhtine, ce grand exégète de Rabelais et maître de « la dégradation de l’épopée ».
Dans « la merveilleuse luminosité de ces bottes qui nimbe celui qui les porte de l’aura fantastique des contes de fées », le personnage évolue dans les meilleurs salons de la bonne société madrilène, « la pire bourgeoisie d’Espagne », la stigmatiserait bientôt García Lorca, et disant son fait à tout un chacun. On prête alors au duc l’intention de « porter à la propriété un coup décisif » et « l’ambition colossale de Napoléon 1er ». Stigmatisant cette société bouffie et vaine, le narrateur conclura en dernier ressort que « la sotte vanité a été moquée par elle- même » et tirera le rideau moral : « Tout mal a été confondu ». Mais par-dessus tout, l’écrivaine n’échappant pas à son médium, l’écriture, son génie réformateur cherchera à mettre en pièces « tous les genres de littérature » afin d’ouvrir « des voies nouvelles et inconnues jusqu’à ce jour à la pensée humaine ». Tel est le dessein de ce livre ambitieux, qui mène bon train sur un rythme picaresque en adoptant la forme nomade, parcours du temps et des hommes, telle que les romantiques allemands, héritiers de Cervantès – Hoffmann reste le guide initial –, pouvaient proposer au lecteur. Et nous suivrons, éblouis, les bottes bleues, les bottes de sept lieues et la démarche magique de ce preux chevalier qui, ressuscitant une sagesse antique, cherche, en décapant toutes les idées reçues, à camper un nouveau langage au service d’une société rafraîchie. C’est d’ailleurs pour cela que la Muse initiale révélera son vrai nom : « Nouveauté ».
Concluons avec Federico García Lorca (1) qui a été sensible à cette « barque de fin argent qui portait la douleur de Galice » (“barco de prata fina que traia door de Galicia“) dans sa Berceuse pour Rosalía de Castro, morte, poème qu’il écrivit lors d’un voyage à Compostelle, et où il entend la faire se lever de sa tombe : « Lève-toi, mon amie / car chantent déjà les coqs du jour ! » (“¡Érguete, miña amiga / que xa cantan os galos do día!”). Nous saluons aujourd’hui, par la grâce de cet « homme aux bottes bleues » et par ce « conte étrange », la résurrection de Rosalía la Galicienne.
L’homme aux bottes bleues de Rosalía de Castro (1867). Traduit de l’espagnol par Geneviève Duchêne. Éditions Folle Avoine, 2023, 232 p., 22€
(1) Les éditions Al Manar/Alain Gorius annoncent la parution printanière de Lorca : l’ardente solitude.