Etre breton ? – se demande Rozenn Milin. De fait, depuis Montesquieu qui se demandait « Comment peut-on être persan ? », la question de l’identité se pose sans cesse. Avec une acuité particulière dans les régions à forte identité. Comment être breton ? La question fut posée en 1970 par Morvan Lebesque (journaliste et chroniqueur au Canard Enchaîné). En 2015, c’est une femme (et quelle femme !) qui demande : Pourquoi et comment être Breton ? Rencontre avec Rozenn Milin.
Passée par l’université, le théâtre et la télé, cette femme au parcours impressionnant a des réseaux longs comme le TGV Paris-Brest. Un train qui ne s’arrêterait pas à Rennes. En témoigne la localisation des personnalités interviewées pour apporter leur éclairage à cette (vaste) question. À de rares exceptions près – nés à Paris ou à New York pour cause de migrations familiales –, ces témoins cavalent dans le Far West. Les Finistériens auraient-ils seuls le label breton ? La question (posée par une native de Vitré, pardon !) demeure secondaire par rapport aux histoires racontées là et à la réflexion proposées par les interlocuteurs. Issus des différentes strates de la société, entrepreneurs, artistes, chercheurs, politiques, navigateurs, universitaires, militants ou écrivains, très ou peu médiatisés, ils ont en commun d’aimer la Bretagne, de l’affirmer et de contribuer à son rayonnement. Après leur portrait (pour la photo, saluons le superbe travail d’Antoine Le Grand), au fil des pages, on lit leurs réponses, maquettées avec des encadrés qui enrichissent les thématiques abordées.
À tout seigneur, tout honneur, la série commence avec Alan Stivell, l’homme qui a « redonné ses lettres de noblesse à la musique bretonne dans les années 70 ». Puis se succèdent Nolwenn Korbell, Yannick Martin (natif de Colombie et adopté par des Finistériens, c’est LE sonneur black du bagad de Kemper), Irène Frain, Yann Queffélec (épatante photo où il pose dans un cromlech, avec une gueule de… menhir), Jean-Yves Pennec (l’artiste aux cageots de bois), Marc Le Fur (élu de Loudéac et de Quintin, très actif sur la reconnaissance des langues régionales), Christian Troadec (maire de Carhaix et candidat aux régionales – comme Le Fur), Jean-Jacques Urvoas (député PS région et 29), Louis Le Duff (le chef d’entreprise pris en photos avec Paris à ses pieds, parlait le « franc-breton » et s’est fait mettre au piquet par son instit »), Anne-Marie Crolais (agricultrice des Côtes-d’Armor, engagée à la FDSEA et au MODEM), Jean-Guy Le Floc’h (incontournable patron d’Armor Lux), Corinne Ar Mero (femme de télé, responsable de la chaîne Brezhoweb), Gwendoline Jézéquel (jeune globe-trotteuse), Charles Kergaravat (acteur des relations BZH-USA), Claude Berrou (très grosse pointure dans la recherche scientifique), Ronan Le Coadic (sociologue, a publié L’Identité Bretonne en 1998), Anne Quéméré (navigatrice) et Olivier de Kersauson.
Le premier chapitre résume le long cheminement « de l’adversité à l’affirmation ». Les partisans de la réunification de la Bretagne et des Pays de la Loire (ben oui, pourquoi se contenter de la Loire-Atlantique ?) se réjouiront de (re) lire Michelet qui voyait « la pauvre et dure Bretagne, l’élément résistant de la France, étendre ses champs de quartz et de schiste depuis les ardoisières de Châteaulin jusqu’aux ardoisières d’Angers ». Tout le monde déplore l’humiliation institutionnalisée au XIXe siècle, le terrible tribut payé à la Nation pendant la guerre 14-18 et l’impact de la perte de la langue. Évoquant « ce que nous sommes devenus », les Bretons de Rozenn prennent un ton grave et mélancolique, soulignant les ravages du suicide, du tabac et de l’alcool. Pour Marc Le Fur, pas de doute, « les gallos sont plus gais » !
Et Rozenn Milin, qu’est-ce qui la façonnée ? Elle se sent « intimement et profondément bretonne, forcément française (par l’instruction), européenne (c’est la voie de la raison) et citoyenne du monde » — comment le dire autrement, même si elle trouve « le terme galvaudé » ?
Si elle se justifie pour « mettre de l’ordre », la notion de frontières n’est pas trop dans son acception, surtout s’il s’agit de nuire aux minorités. Rien de ce qui est humain ne l’indiffère, pourrait-on dire en référence à Térence. Elle le prouve en promenant son œil bleu, voire sa caméra. Jusqu’aux antipodes. La cause kanake ? Elle a rencontré Jean-Marie Tjibaou. L’Afrique « pas entrée dans l’histoire » selon notre ex-président ? Elle évoque avec enthousiasme la réponse cinglante d’Ibrahima Thioub, doyen de l’université Cheikh Anta Diop à Dakar. Signalons que cette insatiable prépare un doctorat à Rennes 2 dont l’intitulé précis est « Histoire et processus d’implantation de la langue française dans les régions de l’hexagone et les colonies françaises d’Afrique subsaharienne. Les cas de la Bretagne et du Sénégal ». Un projet aussi ambitieux va sûrement la consoler d’avoir interrompu un DEA à la Sorbonne pour cause d’invitation de Patrick Le Lay à intégrer TF1.
Ah, la télé… Rozenn Milin enrage de voir que les Corses ont une chaîne dans leur langue et trois heures de cours de corse à l’école. Pourtant, ils ne sont que 300 000 ! Recréer une télé bretonne est une des pistes qu’elle préconise. Autant que l’enseignement de l’histoire de la Bretagne.
« Les politiques ont laissé filer trop de choses. Ils n’ont pas de vision d’avenir ample ; la leur s’arrête aux prochaines élections. Un état centralisateur ne concourt pas au retour de notre prospérité ». Il faut miser sur les industries de pointe (Le Duff donne l’exemple de Seattle aux USA) et le marché international. « Vous avez remarqué ? Un mot revient souvent dans ces entretiens, c’est : construire. Voilà, si mon livre pouvait apporter sa part à cette construction, j’en serais fière».
Rozenn Milin Questions d’identité : pourquoi et comment être breton? Éditions Bo Travai, octobre 2015, 192 pages, 25€
Rozen Milin dédicacera son livre le vendredi 27 novembre 2015 à la librairie l’Encre de Bretagne de Rennes.