Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, un peu comme Proust pour la Recherche, fait partie de ces écrivains dont on dit qu’on va se lancer, un jour ou l’autre, dans une lecture approfondie et totale de l’œuvre (non sans présomption, parfois !). Dès qu’on aura du temps à soi, choisi ou imposé (et ce confinement général en fut un !).
Dans le cas de Saint-Simon, en effet, on peut comprendre que l’énormité du texte des Mémoires – 8 tomes dans l’édition de la Pléiade d’Yves Coirault – intimide et dissuade d’entamer, avec hâte et avidité, la traversée d’un tel océan de mots. Voilà un livre qui devrait, pourtant, fortement inciter à aller voir d’un peu plus près, et un peu plus vite que prévu pour les non-initiés, du côté du duc de Rouvroy : La Grandeur Saint-Simon, de Jean-Michel Delacomptée, paru à la fin de 2011, dans la belle collection « L’Un et l’Autre » des éditions Gallimard et repris en collection de poche Folio en 2016.
En 21 brefs chapitres, d’une prose vive, incisive, à la fois brillante et décapante (et, pour tout dire, dans la veine de Saint-Simon), Jean-Michel Delacomptée parcourt la vie du « petit duc » depuis son mariage avec Marie-Gabrielle de Lorges, le 8 avril 1695, épouse à laquelle Saint-Simon vouera un amour et une fidélité indéfectibles et exemplaires, jusqu’aux derniers jours de 1749, où il achèvera de rédiger la 2584e page de son manuscrit, commencé dix années plus tôt, seulement interrompu pendant six mois de l’an 1743, quand survint le décès de sa femme.
Saint-Simon s’engagea tardivement (à plus de 60 ans) dans la rédaction des Mémoires, projet imaginé et décidé 40 ans auparavant, mais toujours remis à plus tard (prouvant ainsi que le défaut de procrastination n’a pas que des conséquences négatives !). Les Notes qu’il rédigea préalablement sur les duchés et pairies de France en furent, d’une certaine manière, les éléments incitatifs et déclencheurs.
Les Mémoires furent la vision antinomique d’un homme foncièrement attaché à des valeurs morales et monarchiques, soutenues dans le fond et la forme par la généalogie, le rang et l’étiquette, mais singulièrement attaquées, dans un relâchement et une facilité coupables selon Saint-Simon, par les souverains eux-mêmes, en particulier le Roi-Soleil. Notre mémorialiste détestait en effet Louis XIV pour sa propension à anoblir et doter bâtards et courtisans de douteuse noblesse et moralité et surtout sa volonté de « dépossession du rôle actif de la noblesse » selon l’historien Philippe Beaussant en matière politique. Jean-Michel Delacomptée trouve, dans une verve toute « saint-simonienne », les mots cinglants pour parler des nombreux ennemis du duc, tel l’abbé Dubois, devenu cardinal, « gnome spectral à face de fouine sous une perruque blondasse qui barbotait dans les cloaques d’une intrigue sans limites, étron satanique dont Saint-Simon possédait dans un réduit qui servait de lieu d’aisances, accroché près d’une chaise percée au dossier de velours, le portrait en estampe ».
Mais Saint-Simon, nous dit aussi Jean-Michel Delacomptée, « savait aimer autant qu’il savait haïr. C’était un homme tout d’une pièce qui partageait le bon grain de l’ivraie, comme la foudre coupe un arbre en deux. Impatient de réunir ce qui était désuni, il vivait douloureusement de voir dénoués les liens qui l’attachaient à ceux qui lui étaient chers. » Louis XIII, le souverain adulé, qui éleva à la dignité de pair Claude de Rouvroy, géniteur du petit duc, l’Abbé de Rancé, figure profondément respectée, vers laquelle il se tournera au moment de la disparition de son épouse, font partie des personnages que les Mémoires placent très haut pour leur droiture, leur rigueur et leur intransigeance morale. Ajoutons le nom de Philippe, duc d’Orléans, son ami d’enfance pour lequel Saint-Simon eut toujours un affectueux attachement.
Pourquoi lire les Mémoires, au XXIe siècle ? Pour la vivacité exceptionnelle d’un regard – le duc se qualifiait lui-même de « voyeux » – porté par une plume à nulle autre pareille. « C’est une langue foncièrement libérée des régents du collège, humorale, cravachée, pétulante » écrit Jean-Michel Delacomptée, d’autant plus libérée de toute contrainte stylistique ou formelle que Saint-Simon n’imaginait pas être lu, de son vivant tout au moins. Et d’ailleurs la première édition des Mémoires -sous-titrée « L’Observateur Véridique« -, très incomplète, est posthume de 33 années. Saint-Simon, « dans son style hirsute et bousculé et sa prose démesurément houleuse » nous sert une « langue élevée comme à la puissance d’un délire » (Yves Coirault).
Tout aussi bien qu’une syntaxe torturée, mais singulièrement expressive, Saint-Simon ose aussi les termes les plus crus et les plus cruels. Ainsi Madame d’Harcourt y est traitée de « gratte-cul », pas moins ! Quant au duc de Noailles, Saint-Simon se promet de l’ « écraser en marmelade et lui marcher à deux pieds sur le ventre » ! Saint-Simon ose aussi les néologismes: trouvez donc le mot « résurrectif » ailleurs que dans les Mémoires…
Les Mémoires demeurent enfin, et plus que jamais, actuels, et c’est là, aussi, leur éternité, et leur grandeur: ils montrent et démontent « les éternelles figures d’un monde immonde, et quelques prophétiques emblèmes de notre modernité. La catégorie des grands a changé, mais pas les pantomimes des grands. » (Yves Coiraut)
La grandeur Saint-Simon de Jean-Michel Delacomptée, Gallimard, collection Folio, 2016, 240 pages, ISBN 978-2-07-079386-0, prix: 7.50 euros.
PRIX LITTÉRAIRES : PRIX CHARLES-OULMONT DE LA FONDATION DE FRANCE 2012. PRIX HISTORIA 2012. PRIX LOUIS-BARTHOU DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE 2012.