A la Criée, l’exposition Salt lake est ouverte au public du 20 janvier au 11 mars, comme Unidivers l’annoncait dans un précédent article. Loin d’être dénuée d’intérêt, elle gagnerait à être mieux présentée et pose in fine la question de la pertinence du lieu retenu.
En 1986, Boris se rend sur les berges d’un lac au sud de l’Ukraine. Son père, habitant la région dans les années 1920, s’en souvient comme d’un lieu très fréquenté par la population locale, persuadée des vertus thérapeutiques de ses eaux chaudes et salées. Le photographe, curieux de voir si cet endroit existe toujours, y découvre que les habitudes n’ont pas changé, mais que le lac est désormais cerné par les cheminées d’usines et les entrepôts en briques aux tuyaux de taille industrielle qui y déversent leurs eaux usées.
Les corps sont au centre de cette intéressante série de photos de Boris Mikhailov intitulée Salt Lake. Des corps rudimentairement mal à l’aise, impudiques, voire peu ou inconscients de soi. Quels corps en public, quelle exposition du corps le pouvoir soviétique autorisait-il aux adultes (rares sont les enfants sur ces clichés) ? Majoritairement : des corps surmontés de visage sans joie. Des corps qui consomment le droit momentané de prendre les eaux, un droit délivré par et sous le regard d’un psychisme conditionné. Ni joie, ni bonheur, ni émerveillement.
Ces photos sépia mettent ainsi en valeur des moments de loisir autorisés où les corps baignant manifestent le prolongement laïcisé – sous forme de superstition plus ou moins consciente – d’une croyance dans la capacité régénérante des eaux. Quand bien même ces eaux seraient troublées, le corps qui s’y plonge en sortira vivifié – croient-ils. Aussi, ce qui se révèle ici, c’est un corps conditionné par un psychisme de masse idéologisé. Au-delà de la lecture écologique retenue par la Criée, c’est une monstration de la chair soviétique qui est ici donnée à voir.
Cette bonne exposition de centre culturel aurait gagné à être mieux problématisée et présentée pour conquérir son public. Mais une galerie d’art contemporain aurait pu trouver intéressant d’exposer en regard de Salt Lake une série de photos du même lieu aujourd’hui (ou un autre lac du même type fréquenté en Ukraine) afin de montrer le corps postsoviétique. Voire une troisième ligne de comparaison pourrait se concentrer sur la vague des corps déléstés et courants vers l’eau durant les congés de 1936.
Nicolas Roberti