Tino Sehgal (sans titre) (2000)
une collection de corps sensibles
(sans titre) (2000) solo conçu par Tino Sehgal – 3 versions avec : Andrew Hardwidge, Frank Willens, Boris Charmatz – mercredi 5 février 2014, Musée de la danse
Version de Frank Willens – Vendredi 7 février 2014, université de Rennes 2 dans le cadre du colloque DE l’ARCHIVE AU REENACTMENT
« Créée il y a treize ans, la pièce expose la “danse scénique” du XXe siècle, transposant les pratiques chorégraphiques et les visions du corps qui y sont associées. »
« 20 minutes pour le vingtième siècle[1] »
(sans titre) (2000) de Tino Sehgal est, à l’instar de l’autre création de l’artiste intitulée kiss (2004), qui fut exposée tout récemment au musée de la danse et à l’école des Beaux Arts (EESAB), une pièce muséale, c’est-à-dire une œuvre qui questionne et confronte les concepts d’exposition, de spectacle vivant, de performance, de musée, de pérennité des œuvres, d’archive. Le solo (sans titre) (2000) , qui se danse nu, a été présenté au musée de la danse successivement dans trois versions interprétées par trois danseurs qui chacun s’est approprié l’œuvre en fonction de sa corporéité et de sa personnalité propre.
Une succession d’états de corps
Un être surnaturel, à l’animalité heureuse, vision issue d’une lointaine antiquité, s’étend lascivement et pose avec grâce une flute (imaginaire) sur ses lèvres entrouvertes. C’est Nijinski dans l’après-midi d’un faune. Une vilaine femme colérique, les yeux plissés, menaçants, s’apprête à jeter un sort. Elle dresse un instant ses griffes écartées avant de frapper ses genoux l’un après l’autre, provoquant un balancement grotesque de son corps frêle. C’est la danse de la sorcière (Hexentanz) de Mary Wigman. Un homme, à l’expression neutralisée, traverse la salle d’un pas déterminé, à la rigueur ostentatoire, c’est Steve Paxton qui nous rappelle que marcher ce peut être déjà danser. Un corps phallique, aveugle car dépourvu de tête, déploie progressivement ses membres engourdis. Cet alien à la locomotion contre-nature vient caresser le mur. c’est Self-Unfinished, une pièce de Xavier Le Roy.
« you can’t be moving and thinking at the same time »
On ne peut que difficilement danser et parler en même temps (à moins de s’entraîner régulièrement…) nous rappelle la chorégraphe Trisha Brown par les voix de ses interprètes le Britannique Andrew Hardwidge, l’américain Frank Willens et Boris Charmatz. De même, se faire le témoin d’un spectacle de danse demande de passer d’une expérience initiale sensorielle et émotionnelle de spectateur à une forme de rationalisation postérieure par les mots, et ce qui résulte de ce transfert peut parfois ressembler, pour reprendre encore les mots de Trisha Brown, à un informe et pâteux « chewing-gum » !
Une collection de corps sensibles
(sans titre) (2000) rend hommage aux figures majeures l’histoire de la danse contemporaine dans un éventail très large dont nous ne sommes toutefois pas en mesure, à l’état de nos connaissances actuelles, de questionner la pertinence et la subjectivité des partis-pris. Choisir, c’est écarter, et il est fort probable que certains spectateurs avertis aient pu être offusqués de ne pas retrouver évoqué sur scène un extrait d’une œuvre de leur chorégraphe préféré, ou aient pu regretter que des pas issus de danses de la culture (dite) populaire[2] du XXe siècle n’aient pas été intégrés à la pièce[3]. Mais (sans titre) (2000) doit sa cohérence au fait qu’il se circonscrit à des créations individuelles, marquées par les personnalités de leurs créateurs, dont il choisit d’extraire des fragments susceptibles d’être dansés en solo. Et ce qui aurait pu apparaître dans une autre discipline comme une énième et vaine tentative de synthèse et de vulgarisation, best off, s’envisage bien différemment lorsqu’il s’agit de danse. D’abord, l’histoire de la danse contemporaine est encore largement en gestation, foyer de recherches et d’expérimentation, si bien que des œuvres comme (sans titre) (2000) peuvent tout à la fois permettre l’initiation des néophytes à son histoire, mais aussi donner matière à réflexion aux amateurs éclairés, chorégraphes ou universitaires. Ensuite, la danse se voit véritablement incarnée sur scène par des danseurs en chair et en os, si bien que le spectateur est plongé dans une expérience immédiate qui mobilise, au-delà de toutes références culturelles[4], tous ses sens et toutes ses capacités émotionnelles. Expérience immédiate d’autant plus que la nudité des danseurs induit chez le spectateur, par une sorte de projection mimétique ou empathique, un phénomène de reconnaissance primordial, d’un être humain par un autre être humain, défiant toute forme de rationalisation intellectuelle[5]. Et Tino Sehgal s’avère particulièrement habile pour créer des interactions originales, « construct situations » (emprunt à Guy Debord), entre les spectateurs et ses expositions vivantes.
D’isadora Duncan à Jérôme bel
Sur scène on a pu voir s’enchaîner des danses d’Isadora Duncan, Nijinski, Mary Wigman, Kurt Jooss, George Balanchine, Merce Cunningham, Trisha Brown, Yvonne Rainer, Steve Paxton, Pina Bausch, Anne Teresa de Keersmaeker, Jan Fabre, Meg Stuart, Xavier Le Roy, John Jasperse et Jérôme Bel. Autant de créateurs avant-gardistes, révolutionnaires, iconoclastes, contestataires ou transgressifs qui ont impulsé des changements subtils ou radicaux dans l’expression chorégraphique, dans l’art contemporain, dans l’imaginaire du corps, dans la vie culturelle, sociale et politique de leur temps.
D’une danse à l’autre, d’un danseur à l’autre
George Balanchine aurait-il été sensible aux scintillements cristallins du Jérôme bel (1995), « je suis… fontaine », de Jérôme bel ? Comment Mary Wigman aurait-elle reçu la charge pulsionnelle exprimée dans un extrait d’une pièce de Meg Stuart ? Nous ne le serons jamais ! Comment mesurer les échos et les écarts entre des auteurs et des pièces si diverses, issues de périodes éloignées du XXe siècle ? Toujours est-il que Tino Sehgal et les trois danseurs qui ont présenté (sans titre) (2000) ont su ménager alternativement des transitions douces ou franches afin que les danses n’apparaissent jamais malmenées, dégradées par leur association à d’autres.
Donner à voir, les unes à la suite des autres, trois versions de la pièce ne peut qu’induire ensuite un jeu de comparaisons entre les interprétations. Andrew Hardwidge ne fut-il pas le Nijinski le plus sensuel ? Frank Willens, la Meg Stuart la plus cathartique ? Boris Charmatz le plus impliqué dans la marche de Steve Paxton ? Au-delà des aptitudes chaque danseur a fait ressortir spécifiquement des œuvres particulières, chacun a incarné différemment l’ensemble du solo. Ainsi, Andrew Hardwidge est parvenu à lisser les reliefs et les aspérités entre les mouvements, avec le plus grand naturel. Il a réussi à lier, sans artifices, tous ces fragments a priori hétérogènes en un tout organique, dans un idéal d’harmonie universelle. Frank Willens, au contraire, saisit avec puissance toute la variété des émotions exprimées dans ses pièces si diverses et donne à voir un être multiple, agencement chaotique de parties irréconciliables, mais riche de sa complexité et de ses paradoxes. Boris Charmatz, quant à lui, se montre spécialement attentif aux identités artistiques, culturelles et historiques de chaque pièce. Il a ainsi su faire ressentir pour chacune – sans costume, décor ni musique ! – l’atmosphère, le contexte particulier qui les a vu émerger.
Enfin, pour distinguer les trois interprètes de (sans titre) (2000) pourquoi ne pas faire référence au mythes de l’antiquité ? Après tout, ils sont convoqués dans (sans titre) (2000) ne serait-ce par les extraits des pièces d’Isadora Duncan et Nijinski ! Assumons ce symbolisme que d’aucuns trouveront désuet ! Et de voir trois soleils éclairer la scène : Andrew Hardwidge, Apollon, un soleil pur irradiant de clarté, Frank Willens, Dyonisos, un soleil noir prêt à faire basculer l’ordre du monde et enfin Boris Charmatz, Bacchus, un soleil pourpre qui réchauffe la terre et la nourrit.
L’association des trois performances a fait naître un quatrième corps dansant. Il n’a pas de nom. Il a rejoué l’ensemble des mouvements, en a proposé la synthèse, les a sublimés.
+ d’infos :
http://www.museedeladanse.org/events/la-permanence-1
http://www.scoop.it/t/musee-de-la-danse-press
[1] Première sentence, en français, premier sous-titre de (sans titre) (2000) déclamé par le danseur au début de la pièce alors que la salle est encore plongée dans le noir. Se poursuit par : « museum of modern art. Department… ». En fait (sans titre) (2000) semble excéder très largement cette durée de 20 minutes.
[2] Ainsi sont intégrées aujourd’hui, peu à peu, bon gré malgré, l’illustration et la bande dessinée dans l’histoire des arts plastiques.
[3] Toutefois, mercredi soir, la danse populaire fit une intrusion, ne serait-ce que de façon subliminale. En effet, à l’ouverture, pendant quelques longues secondes alors qu’Andrew Hardwidge entrait sur scène dans l’obscurité, la musique de Michael Jackson se fit entendre, lointaine et étouffée, et le spectateur d’imaginer la danse susceptible d’accompagner cette musique… Avouons que ce petit « bug » – ne cherchons pas le coupable! – apporta un piment supplémentaire à cette soirée mémorable.
[4] Il convient de préciser que si (sans titre) (2000) n’est pas une pièce « muette », aucune date ni aucun nom de chorégraphe ne sont mentionnés pendant le solo. Et aucun document susceptible d’orienter sa perception de la pièce n’est fourni au spectateur à l’entrée dans la salle.
[5] Et Boris Charmatz, dans une adresse aux spectateurs, de faire référence à son prédécesseur sur scène, Frank Willens, qui dans une boutade qui n’en était peut-être pas une, aurait suggéré qu’en anglais les mots anal et analyse auraient les mêmes racines étymologiques !!