Sebastian Rotella est un journaliste d’investigation réputé. Depuis 25 ans, il étend son domaine de recherche à la politique, à la criminalité organisée, au terrorisme. Son territoire : la planète, même s’il entretient un rapport privilégié avec l’Amérique latine. La critique a salué ses publications récentes, notamment Crépuscule sur la ligne, L’attaque du Pakistan et Mumbai. Voilà qu’il revient avec un premier roman, Tripple crossing.
Cette fiction se déroule à la frontière américano-mexicaine. Elle dépeint, sur fond de violence et de vénalité, la circulation de la drogue, les flics ripoux, les flics honnêtes, la mafia et un héros… D’emblée, les ingrédients nécessaires à ce genre d’histoire sont tous réunis…
Mais, les ingrédients ne suffisent pas à rendre une recette délicieuse, surtout qu’avec des saveurs connues il est beaucoup plus difficile de surprendre. Le défi a-t-il été relevé ? À notre avis, brillamment.
Le principal atout diégétique repose dans la précision de l’écriture. Elle confère à la narration un réalisme performatif qui captive sans attendre le lecteur et ne le quitte plus. Les odeurs sont palpables, les lieux tangibles. Les personnages bien campés sont complémentaires au sein d’une galerie précise. Ils pourraient être transposés dans un autre lieu sans que la cohérence qui les unit soit remise en question.
Il est certain que l’expérience de terrain de Rotella contribue à la justesse des situations et propos. La description des méthodes employées par les criminels se révèle tellement percutante que certains lecteurs pourront trouver suspecte une telle intimité de l’auteur…
A contrario, l’histoire d’amour qui émaille le récit pourra paraître envahissante. D’autant que, pour le coup, sa crédibilité n’est pas à la hauteur des autres éléments narratifs. Quant au style, d’un point de vue réaliste brillant, il n’est pas toujours constant. En outre, la pertinence de certains adjectifs peut surprendre…
Au final, Tripple Crossing est un thriller brillant et passionnant qui transporte littéralement le lecteur sur le terrain. Un voyage intéressant et captivant.
Un auteur à suivre.
David Norgeot
Sebastian Rotella Tripple Crossing , traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Guitton, Liana Levi, avril 2012, 448 pages, 22,50 €
Chaque nuit, sur la Ligne entre le Mexique et les États-Unis, une foule de migrants tentent leur chance. Et chaque nuit, les agents de la patrouille frontalière américaine sont là pour les refouler. Certains, sans scrupules, profitent de la faiblesse des clandestins et donnent libre cours à leurs penchants sadiques. D’autres, comme Valentin Pescatore, essaient de s’en tenir aux règles. Cela ne l’empêche pas de commettre une entorse qui pourrait lui valoir une sanction sévère, à moins de collaborer… Mais avec qui, au juste? C’est bien les Américains qui lui demandent d’infiltrer une famille de narcos de Tijuana, mais qui peut garantir que son inexpérience ne va pas l’entraîner du côté de la corruption, de la drogue et de l’argent facile? En tout cas, c’est ce que redoute Leo Méndez, flic mexicain aux allures de justicier… Sebastian Rotella nous conduit vers de troubles frontières dans un thriller saisissant sur la mondialisation du crime.
Extrait :
1
Brouillard sur la frontière.
L’agent de la Patrouille frontalière Valentin Pescatore conduisait sa Jeep Wrangler à toute vitesse, plein sud à travers la brume. Pour chasser la gueule de bois et l’envie de dormir, il avait acheté une canette de Coca au bord de la route. Il avala une gorgée ; le gaz lui monta au nez. Il freina pour prendre un virage, soulevant un nuage de poussière. Des lièvres détalèrent devant ses phares.
Appuyer sur la pédale de frein était encore douloureux. Il s’était bousillé la cheville dans un canyon quelques mois plus tôt en poursuivant un type de Tijuana qui, lui, portait des baskets montantes. Il comptait attraper le fuyard au vol par la capuche de son sweat, histoire de confirmer son statut de recrue la plus rapide de son unité.
Au lieu de ça, Pescatore s’était étalé en beauté en se tenant la cheville.
Les autres agents de la Frontalière l’avaient entouré dans le noir. Accents tejanos. Lueurs de cigarettes. Une silhouette en chapeau de cow-boy accroupie près de lui, comme pour examiner un prisonnier ou un cadavre.
« Bon Dieu, muchacho, on devrait te filer la médaille de la connerie. »
« Tu courais après une gonzesse, Valentin ? Pas si facile, hein ? »
« Allez, on peut pas tous les attraper. Ralentis un peu. La course à pied, ça nous impressionne pas. »
La voix bien réelle de l’opérateur radio fit taire celles qui résonnaient dans sa tête. Il voulait connaître sa position. Pescatore écrasa l’accélérateur et fila à travers un champ plongé dans le noir, en direction de la vallée de la Tijuana. Avec une grimace coupable, il glissa un CD dans le lecteur. Vacarme de basse et de cymbales: c’était une version rap de la chanson Low Rider.
Another night on the boulevard Cruisin’ hard And everybody’s low-ridin’ *.
C’était devenu sa bande-son fétiche, celle qui servait de prélude à toutes ses nuits sur le champ de bataille de l’absurde. Le sourire aux lèvres, il se balançait, chantonnait les paroles. Il entra dans San Ysidro, la dernière portion de San Diego avant la limite de Tijuana. La Wrangler longea les parkings où les touristes laissaient leurs voitures avant de passer à pied côté Mexique, puis les boutiques de fringues dégriffées destinées aux acheteurs mexicains. Le quartier servait de point de rendez-vous aux raiteros (chauffeurs en « spanglish »), qui se proposaient de conduire vers le nord les clandestins qui parvenaient à franchir les canyons. Il aperçut des silhouettes accroupies entre des rangées de voitures mais il ne ralentit pas. Des agents de la Frontalière en uniforme et en civil attendaient déjà, embusqués dans l’ombre, que les véhicules se remplissent avant de passer à l’action. Pas de raite ce soir, les mecs. Revenez demain.
Tout le long de la Ligne, jusqu’au Pacifique, des projecteurs de stade perchés sur de hauts mâts éclairaient la zone fédérale réservée, près de la passerelle qui menait à Tijuana. Un peu au sud-est de la rue où veillait une camionnette de la Frontalière, une bande d’ados – les garçons en veste Raiders et pantalon baggy taille basse, les filles en short et dos-nu malgré le froid – était en train de franchir le portillon. Le tintement métallique lui évoqua le son du calliope ou des steel drums. On était mardi soir et les jeunes partaient sûrement faire la fête dans ce qui restait du quartier animé de l’Avenida Revolución, victime collatérale de la guerre des gangs avec ses bars condamnés et ses clubs déserts. Plus à l’est, le fleuve d’acier de l’autoroute s’engouffrait entre les guérites de la douane mexicaine. Pescatore prit à l’ouest le long de la frontière. La barrière rouillée était composée de morceaux de piste d’atterrissage récupérés sur d’anciennes bases aériennes temporaires: des reliques militaires qui dataient du Vietnam. Une seconde ligne de fortifications plus récente, plus haute, en grillage, luisait à droite de la route.
Des migrants étaient perchés en haut de la barrière de gauche. Ils prenaient leur temps, suspendus entre deux nations. Ils le regardaient. Leur souffle se condensait dans la nuit de février. On surnommait cette zone « Memo Lane » parce que les cailloux y pleuvaient souvent sur les véhicules de la Frontalière, obligeant les agents à rédiger des mémos en rentrant au poste.
Pescatore cligna des yeux et bâilla. Un jour, au lycée, un prof qui se croyait malin s’était moqué de lui parce que son nom signifiait «pêcheur» en italien. Sans parler de l’homonyme à connotation biblique. Alors ce sera quoi, monsieur Pescatore? Pêcheur ou pécheur? Finalement, Pescatore était devenu les deux, dans un sens que les Jésuites n’auraient jamais imaginé. Pécheur et pêcheur d’hommes, de femmes et d’enfants. Toute prise était bonne. Il n’y avait pas de filet assez grand pour les contenir tous. Attrape, attrape. Et remets tout à la mer.
La chanson suivante s’ouvrait sur la voix de baryton du message d’attente des services de l’immigration américaine. Et puis des bruits d’hélicoptères, un faux appel radio de la Patrouille frontalière, un rythme frénétique. Le rappeur parlait d’oppression, de Christophe Colomb, de migrants sur la route. Il s’énervait, accusait la Frontalière de bavure, de vol, de meurtre et d’à peu près tout à part noyer des bébés chiens.
Pescatore aimait bien ce morceau, parce qu’il était facile à détester. Il lui rappelait les militants à queue-de- cheval de l’association Viva La Raza, la hantise de tout agent qui se respecte. Ceux qui se planquaient dans les buissons, caméra à la main, pour guetter les infractions; ceux qui sortaient leurs beaux discours sur les droits de l’homme quand un agent se défendait contre un junkie ou un membre de gang. Cette chanson lui rappelait les films mexicains sur la Migra Asesina, où des agents de la Frontalière aux allures de croque-morts déchiquetaient les migrants à grandes rafales de fusil automatique. Pas très réaliste, comme tableau: plus d’une fois, Pescatore avait constaté que les clandestins coincés entre les agents américains d’un côté et la police mexicaine de l’autre préféraient encore courir vers le nord pour se rendre.
Le rythme des paroles s’accélérait dans un vacarme de coups de feu. Pris d’une euphorie sarcastique, Pescatore leva le menton et hurla le refrain : « Runnin’ ! »
Puis il éteignit la musique. Il fit habilement franchir un talus à la Wrangler et s’arrêta dans un tourbillon de poussière. Il venait d’atteindre son poste de travail, la ligne de front dans la guerre interminable que menait la Légion étrangère américaine, autrement dit la Patrouille frontalière : la berge artificielle de la Tijuana.
Ce décor lui donnait toujours l’impression d’avoir atterri sur une planète hostile. La digue de béton redescendait vers le territoire mexicain au sud-est. Des lambeaux de brouillard flottaient au-dessus du lit de la rivière comme des nuages arrimés au sol. On distinguait les silhouettes fantomatiques des migrants, éparpillés sur les flancs du remblai. La rivière était presque à sec, à l’exception d’un mince filet d’eau qui serpentait au milieu des touffes de végétation: une eau noire, polluée par les égouts et les rejets toxiques, venue tout droit des montagnes d’ordures des bidonvilles de Tijuana. Les vendeurs frontaliers proposaient aux clandestins des sacs-poubelle pour se protéger les pieds et les jambes au moment de piétiner dans la boue.
Il y avait des dizaines de personnes côté mexicain. La fumée des feux de camp se mêlait à la poussière. Il régnait une clarté presque infernale à cause des flammes, des projecteurs et de la lueur des colonias dont étaient parsemées les collines de Tijuana.
La voix de l’agent Arleigh Garrison, le supérieur de Pescatore, grésilla dans la radio.
– Enfin ! C’est pas trop tôt. Pescatore tripota les boutons. – Oui, chef. Pardon pour le retard. Comme je t’ai dit,j’ai eu un problème de radio…
– Ton problème, c’est que t’as bu trop de cervezas hier soir au Hound Dog, gloussa Garrison.
– Oui, chef.
– Prêt à choper des rats? Prêt à jouer? J’ai l’intention de battre mon record aujourd’hui, mon pote.
– Oui, chef.
– Il n’en était plus à sa première arrestation, mais
Pescatore ne parvenait toujours pas à appeler les clandestins des « rats ».
– Ramène-toi. J’ai un truc à te montrer.
Pescatore alla se garer près des deux Wranglers qui attendaient côte à côte sur la rive nord, à quelques centaines de mètres de là. Il sortit pour parler à Garrison et à un agent nommé Dillard, un cow-boy maigre au visage de gosse qui était en train de dire au chef d’une voix traînante :
– Ces connards voulaient pas s’arrêter, alors j’ai coupé mes phares et ma sireïne.
Et dire qu’ils se foutent de moi à cause de mon accent, songea Pescatore. Il aperçut son reflet dans la vitre de l’une des voitures: à vingt-cinq ans, il était petit, trapu, avec des bras et des jambes musclés et d’épaisses boucles noires. Il avait de grands yeux méfiants et un nez épaté.
Il aimait changer de tête régulièrement, comme s’il était sous couverture. Se laisser pousser des moustaches à la turque, à la Hells Angel ou façon hors-la-loi. À Chicago, avant d’intégrer la Frontalière, il avait eu les cheveux longs comme les joueurs de foot mexicains qu’on voyait dans les parcs près de Taylor Street. Mais maintenant, il les portait courts et était rasé de près. Il essayait de rester discret, de jouer son rôle et, pour reprendre l’expression de Garrison, de s’en tenir au programme.
– Hé, mon pote, s’exclama ce dernier en le saluant d’une poignée de main vigoureuse qui lui broya les articulations et lui fit perdre l’équilibre, comme si le chef essayait de le précipiter en bas du remblai. Tu veux quelque chose Valentin? Café? Eau? Oxygène? Il faut que tu gardes les yeux ouverts. Je voudrais pas que tu plantes ta voiture de fonction dans un arbre.
Pescatore se libéra de la main gantée de Garrison et prit un air penaud.
– Mais non, tu sais bien que je suis un as du volant. J’ai pas très bien dormi, c’est tout.
Ça faisait des mois que Pescatore ne dormait plus, même après les soirées arrosées chez Garrison ou dans des bars glauques de galeries marchandes, à San Ysidro, Imperial Beach ou National City. La lecture d’un article sur le sujet l’avait convaincu que son problème était lié aux courses- poursuites. L’article expliquait qu’elles provoquaient chez les policiers un mélange de peur, de rage et une montée d’adrénaline qui pouvaient avoir des conséquences physiologiques irrémédiables. Même quand Pescatore finissait par s’assoupir, il ne parvenait qu’à flotter à mi-chemin entre veille et oubli. La frontière le poursuivait jusque dans son sommeil. Elle le hantait. Des visages désincarnés surgissaient du lit de la rivière. Quand il se réveillait, dans un état de panique et d’épuisement, le soleil de l’après-midi brillait derrière la vitre ; son uniforme vert l’attendait sur le dossier d’une chaise. Au boulot.
– Alors comme ça t’as eu une panne d’oreiller, dit Garrison. Tu te pointes à six heures pour la tournée de cinq à une. T’as un problème de radio. Tu retournes au central en prendre une autre. Peut-être même que t’en profites pour dragouiller la petite Lupita qui bosse à l’accueil. Et paf, il est vingt heures trente et ta garde est déjà bien entamée. T’as de la chance que je t’aie à la bonne, Valentin.
– C’est clair.
– Heureusement que tu bosses bien, une fois que t’es là. Pas comme ces limaces.
Garrison avait derrière lui dix ans d’expérience dans les tranchées d’Imperial Beach. Et avant ça, il avait passé dix ans dans les Forces spéciales, puis en Amérique latine comme agent de sécurité, puis en Afrique à jouer les « chasseurs blancs », comme il disait. Il mesurait un mètre quatre-vingt-dix. Son dos et ses épaules carrées étaient à l’étroit dans son uniforme. Il portait sa casquette réglementaire très haut sur le crâne pour masquer sa calvitie naissante.
Un jour, Pescatore l’avait vu mettre un prisonnier à terre d’un coup de boule. Il observa le regard de sniper de son supérieur en se demandant quelles « conséquences physiologiques irrémédiables» une décennie de pour- suites avait pu causer chez lui.
Garrison se retourna en faisant jouer ses muscles et attrapa une paire de jumelles sur le tableau de bord.
– Tu sais quoi, lança-t-il, ton pote Pulpo est de retour.
– Tu déconnes! (Pescatore prit les jumelles.) Je l’avais envoyé chez le procureur, il devait l’inculper pour entrée illégale sur le territoire. Il a eu du bol parce qu’il a sauté à l’arrière du camion juste à temps. Les clandestins ont pas voulu le dénoncer et avouer que c’était leur chauffeur.
– Bah, il a dû trouver un moyen de passer entre les mailles du filet. Tu parles d’une surprise.
– Pinche Pulpo.
– Qu’est-ce que tu vas faire si tu chopes cet enfoiré? demanda Garrison en fixant Pescatore de ses yeux gris globuleux.
Pescatore hésita un peu avant de répondre : – Je vais le défoncer. Puis il se réfugia derrière ses jumelles. Il les braqua vers
la foule amassée sur la rive sud, juste à côté de l’endroit où avaient été peints sur le béton, en lettres aussi grandes qu’un homme, ces mots en espagnol: PAS IMMIGRÉS CLANDESTINS: TRAVAILLEURS INTERNATIONAUX. Les silhouettes assises par terre, les épaules basses, formaient une mer de capuches, de casquettes et de sacs à dos. Spectateurs de l’amphithéâtre à ciel ouvert qui séparait les deux villes, ils attendaient que le spectacle commence. Pulpo, le fameux passeur, faisait les cent pas devant un groupe de migrants. Il était en représentation, gesticulait comme un politicien mexicain de la vieille école, illuminé par les lueurs d’un feu de camp. Pulpo. Baraqué, les jambes arquées dans sa salopette de travail dont sortait une paire de cisailles ou de tenailles, un bandana rouge autour de la tête façon taulard de Los Angeles County.
– Il serait capable de te trancher la gorge, de se marrer, et de rentrer chez lui tout raconter à sa mère qui se marre- rait elle aussi, souffla Garrison à l’oreille de Pescatore.
Pulpo adorait narguer les gardes-frontières dès qu’il en avait l’occasion. Il passait de Tijuana à San Diego aussi tranquillement que s’il traversait la rue. Pescatore l’avait déjà vu sauter la barrière à Memo Lane sous le nez d’une voiture de la Frontalière. Il avait trottiné le long de la grille pour les faire enrager. Et quand le véhicule avait pilé à sa hauteur, Pulpo avait bondi sur le capot avant de décoller dans les airs comme un trapéziste. Il s’était rattrapé à la barrière qu’il avait escaladée en grognant pendant que deux agents essayaient de lui choper les pieds. Puis, une fois en haut, il avait levé le poing d’un air triomphant. Au même moment, une bande de voyous avait balancé une pluie de pierres et de briques sur la voiture, explosant le pare-brise et envoyant un des agents à l’hôpital.
Le portable de Garrison sonna. Les jumelles toujours braquées de l’autre côté, Pescatore ne perdit pas une miette de la conversation. Son supérieur parlait par monosyllabes, dans un espagnol parfait malgré son fort accent de gringo. Quand Garrison remit son téléphone à sa ceinture, Pescatore baissa les jumelles.
– Mon gars est ok pour demain, lança Garrison à Dillard, qui hocha la tête.
Puis il se tourna vers Pescatore. – Et toi ? – Demain, ça m’arrange pas. – Mouais.
Garrison se pencha pour attraper le paquet de Camel qu’il rangeait dans sa chaussette. Le dos tourné au vent, il alluma une cigarette en la protégeant de la main.
– Alors, Valentin, prêt pour le Grand Jeu ce soir? Tu paries combien ? Dillard a misé cinquante dollars.
– Oh, tu sais bien que c’est pas mon truc. (Pescatore lui rendit ses jumelles.) En plus, je suis à sec ce soir.
– T’inquiète pas, mon pote, t’auras qu’à rajouter ça à ta note. Allez, on s’y met.
Pendant l’heure qui suivit, Garrison guida Pescatore, Dillard et un autre agent dans une série de manœuvres destinées à tenir à distance la foule amassée sur le remblai. Quatre voitures de patrouille contre les forces conjuguées de l’histoire et de l’économie. Garrison était un spécialiste de la Ligne et un artiste du volant. Il savait exactement jusqu’où s’approcher des migrants en fuite sans les heurter, à quelle vitesse foncer sur la barrière avant de tourner au dernier moment. Les gyrophares clignotaient, les Jeep allaient et venaient, montaient et descendaient la berge, et des silhouettes affolées s’épar- pillaient dans tous les sens en les voyant arriver. Les voitures pilaient, soulevaient des nuages de poussière, repoussaient les groupes qui sifflaient et huaient tout en battant en retraite.
De temps à autre, les agents sortaient de leurs véhicules pour en arrêter quelques-uns – des éclaireurs envoyés par Pulpo et ses acolytes pour tester leurs défenses. Pescatore et Garrison coursèrent un trio dans l’herbe haute. Pescatore attrapa un ado qui perdit ses chaussures dans la boue et tituba encore sur quelques mètres, pieds nus. Un peu plus loin, Garrison avait fait s’allonger les deux autres faces contre terre. Il leur colla un coup de pied dans les côtes. Pescatore grimaça. Garrison se mit à rugir aussi fort que s’il mesurait deux mètres cinquante.
– Pinche pollo mugroso hijo de la chingada no te muevas o te doy una madriza, joto! Quand je te dis de t’arrêter, tu t’arrêtes. Compris, pendejo ?
Garrison avait souvent expliqué sa vision des choses à Pescatore. Il faut crier, hurler et jurer comme si on allait leur arracher la tête. C’est comme ça qu’on s’impose. C’est ça qu’ils attendent. C’est ce que font les flics mexicains. Si tu restes trop gentil et poli, ils te prennent pour une tarlouze, Valentin. Un agent doit savoir se faire respecter. Et s’ils essaient encore de s’échapper, qu’ils s’étonnent pas de se faire tabasser. Dès qu’ils veulent courir, tu leur pètes la gueule.
De retour au volant de sa Wrangler, Pescatore dut s’éloigner de la rivière pour rattraper une famille dans un dédale de terrains vagues remplis d’engins de construction. Ils étaient trois et couraient main dans la main entre les grues et les bulldozers. On aurait dit le dessin sur les panneaux jaunes qui mettaient les automobilistes en garde : dans le coin, les routes étaient couvertes de piétons apeurés et épuisés qui se faisaient régulièrement écraser d’une façon aussi macabre que spectaculaire.
Contrairement à la petite fille de la pancarte, celle-là ne portait pas de couettes mais des rubans dans les cheveux et une robe argentée sous une veste en jean. Putain, songea
Pescatore, mettez-lui un manteau, au moins. Ça caille. Il éteignit ses phares et attendit un moment près d’une cabane de chantier. La famille apparut, courant le plus vite possible en direction du néon bleu d’un supermarché qu’on apercevait au loin.
Il les dépassa à toute allure, lumières clignotantes, et gueula dans le mégaphone installé sur son toit: «Párense ahí, párense ahí ! Migración ! »
Ils se figèrent. Pescatore descendit fouiller le père et vida le contenu de ses poches sur le capot de la voiture: un paquet de cigarettes, un briquet, un sac en plastique qui renfermait des papiers d’identité jaunis et un rouleau de billets. L’homme esquissa un sourire timide. Son visage couleur caramel plissé par les rides était encadré de longues pattes. Sa tenue était plus adaptée à une soirée en ville qu’à une rando dans les canyons : bottes de cow-boy, veste en cuir violet Members Only et pantalon gris.
– Fatigué, dit-il en anglais.
Sa fille pleurnichait dans les bras de sa mère. Pescatore eut honte d’avoir hurlé comme ça. Il aurait pu les appeler doucement par la fenêtre et ils seraient montés sans faire d’histoires.
– Ça va, ma puce, t’inquiète pas, tout va bien.
Puis il lui demanda son âge en espagnol. La mère répondit à sa place: quatre ans. Il la regarda. Un visage rond qui contrastait avec un corps mince. Un jean de marque, un pull et des bottes brodées. Elle était maquil- lée, les yeux soulignés d’un long trait d’eye-liner. Ses cheveux, comme ceux de sa fille, étaient ornés de rubans colorés. On voyait que toute la famille s’était mise sur son trente et un. Il se demanda si c’était pour mieux passer inaperçus, ou s’ils voulaient être à leur avantage quand ils atteindraient El Otro Lado.
La mère murmura quelque chose à l’oreille de sa fille, qui avait hérité de son visage joufflu, de ses cheveux noirs brillants et de ses yeux. La petite fixa Pescatore et fondit
en larmes. Elle serrait contre elle un sac à dos rouge décoré de personnages de dessins animés un peu effacés.
– Je suis avec les gentils, la rassura Pescatore. Hé, mais c’est les 101 Dalmatiens, non? Pongo et Perdita? Cruella d’Enfer ? Ouaf, ouaf.
Il fut récompensé par un bref sourire entre deux reniflements. Il les escorta ensuite jusqu’à l’arrière de la Wrangler, où il fit d’abord monter la petite fille avant d’aider la mère en la prenant fermement par le coude.
Puis vint le moment que Pescatore attendait et redoutait à la fois. Alors que le père grimpait à bord, il le retint. Il sortit une liasse de billets de sa poche sans la regarder ; il devait y avoir à peu près douze dollars. Il les lui fourra dans la main.
Surpris, l’homme regarda l’argent, puis Pescatore. Il s’apprêta à dire quelque chose, tendit la main pour lui rendre les billets. Pescatore l’interrompit d’un geste, les dents serrées.
– Prends-les, ándale.
Il démarra pour les emmener jusqu’à un fourgon cellulaire. À l’arrière de la Wrangler, le couple échangea quelques mots. Ils se tenaient très droits. La petite fille se pencha contre la grille, juste derrière Pescatore. D’une voix fluette, elle chantonna : « Cruella d’Enfer, Cruella d’Enfer… »
Il chanta avec elle. Il pensait à ses insomnies. Et à l’argent. Au début, comme beaucoup d’autres agents, il avait commencé par acheter à manger de temps en temps ou à filer quelques dollars aux cas les plus poignants, dans le flot de misère qui croisait sa route chaque soir. Après sa titularisation, c’était devenu de plus en plus fréquent. Il mettait de côté des billets et de la monnaie tous les après-midi. Sans vraiment se l’avouer, il arrivait ainsi à une trentaine de dollars. Au début, il essayait de sélectionner les prisonniers les plus fragiles: des femmes d’Amérique centrale avec bébés, des adolescents solitaires. Mais la logique obscure de la charité sélective l’épuisait. Il décida donc d’arrêter de faire le tri entre la misère et le désespoir. Tant qu’il ne s’agissait pas de trafiquants ou de criminels, tant qu’ils le respectaient et ne lui résistaient pas, il pouvait leur donner de l’argent.
Quand ils arrivèrent au fourgon, le père évoqua des études à l’université de Puebla. Sa voix tremblait. Pescatore se demanda si l’homme se sentait insulté ou essayait de le remercier.
– De dónde es usted ? s’enquit le clandestin.
Il avait beau imiter leurs intonations et leurs expressions, ils ne le prenaient jamais pour un Américain d’origine mexicaine. Ils envisageaient plutôt toutes les autres solutions : Portoricain ? Cubano ? Argentino ?
– Je suis de Chicago, répondit Pescatore en refermant la portière coulissante derrière eux. Suerte.
Après, le rythme s’accéléra. Les opérateurs radio trans- mettaient d’une voix calme les alertes des détecteurs de mouvement et les signalements des citoyens, comme s’il y avait une logique à tout cela.
– Un groupe de neuf est en train de traverser à Stewart’s Bridge… Un groupe en planque près de Gravel Pit… Cinq à huit individus dans les jardins derrière Wardlow Street.
Au fur et à mesure que la nuit avançait, les annonces devenaient cacophoniques. Garrison dirigeait ses agents depuis un plateau à proximité de Gravel Pit où se trouvait le télescope à infrarouge. Comme il recevait de plus en plus de signalements de groupes qui essayaient de traverser au nord, il envoya Pescatore dans un lotissement situé à environ huit cents mètres de la Ligne.
– Ça marche fort, mon pote, se réjouit-il dans la radio. J’en ai déjà chopé huit. Je vais peut-être battre mon record personnel. Va aider la patrouille montée à nettoyer la zone près de Robin Hood Homes.