La chaîne du livre, une culture en crise. L’exemple du secteur de la bande dessinée

TY BULL...Tome 2

Dans le milieu culturel, celui du livre est en crise depuis quelques années. Les professionnels, impactés par l’inflation et la surproduction, dénoncent une précarité grandissante. Unidivers s’est intéressé au milieu de la bande dessinée et a interrogé des acteurs rennais afin de comprendre les tenants et aboutissants de cette situation, et explorer les alternatives mises en place.

L’après pandémie de la Covid, en 2021, avait mis en lumière les failles déjà existantes de la chaîne du livre, des problématiques qui ne cessent de s’agrandir avec les années. À l’aube de célébrer sa première décennie, la maison d’édition nantaise Rouquemoute, spécialisée dans la bande dessinée, est en détresse financière et appelle au soutien de sa communauté. À Rennes, la librairie Le Forum du livre, placée en redressement judiciaire, a été reprise en juillet 2024 par la société société Socultur (les magasins Cultura). Le propriétaire de la librairie BD rennaise La Nef des Fous, épuisé par la précarité économique, a annoncé la fin de l’aventure pour lui : « Je n’ai plus la force de bosser 45h par semaine pour toucher à peine 3/4 d’un smic… Cette fois-ci, la décision est irrévocable. » Reflet de la pression croissante que subit le secteur du livre, cette succession d’actualités a poussé Unidivers à s’intéresser au sujet, et particulièrement au milieu de la bande dessinée, en expansion ces dernières années.

TY BULL...Tome 2
Pierre Grolier, Frédéric Laurent, Marion Groselin de TY BULL…Tome 2 à Rennes

Les rayons dédiés à la bd ne désenflent pas dans les librairies et continuent de séduire un large public : selon le baromètre 2023 du CNL, Les Français et la lecture, on constate une progression de +14 points par rapport à 2021, mais la situation reste néanmoins complexe. A l’image du secteur du livre, celui de la bd traverse une crise profonde qui touche aussi bien les maisons d’édition, les librairies que les lecteurs. L’inflation galopante et la surproduction de titres ont fragilisé un marché déjà instable. Les éditions Rouquemoute, fondées en 2016, en sont un exemple frappant : malgré un catalogue apprécié et une reconnaissance croissante, la maison lutte pour sa survie à l’approche de son dixième anniversaire. Le cri de guerre de son fondateur, Maël Nonet, – « Mourir ? Plutôt crever !«  –, symbolise les difficultés auxquelles font face les petites structures indépendantes.

Les Français et la lecture Infographie 2023_CNL
Les Français et la lecture 2023_CNL

L’inflation : un frein à la consommation

L’inflation a des conséquences directes sur le pouvoir d’achat des lecteurs et la fréquentation dans les librairies. Les éditions Rouquemoute en font l’expérience au quotidien : « L’inflation a fait sauter le budget culture dans beaucoup de porte-monnaies », constate son fondateur. La chute des ventes les pousse à se tourner vers des alternatives afin de vider leur stock, comme la vente à prix réduits, jusqu’à -60% dans les festivals. Les librairies spécialisées BD, comme TY BULL…Tome 2 à Rennes, subissent la même pression. « Dans le secteur du loisir, on est ce qui arrive en bout de course. Quand il reste un peu d’argent, éventuellement on arrive. Mais les gens vont d’abord se nourrir et se loger, ce qui est logique », déclare Frédéric Laurent, le gérant. La libraire Marion Groselin note une baisse de la fréquentation et du panier moyen. « Les gens s’étonnent de voir que les prix augmentent. Un One Piece qui passe de 6,99 à 7,20 €, ça passe pas complètement inaperçu. »

L’inflation, qui a entraîné une hausse de 2,6 % du prix des livres en 2023 selon l’INSEE, touche durement les petites maisons d’édition et les librairies. L’augmentation des coûts de production, de distribution et de stockage se répercutent de fait sur les prix des ouvrages. Les librairies, en particulier les plus petites, confrontées à des charges élevées (loyers, énergie, transport), voient leurs marges réduites. Ceci est d’autant plus prégnant dans les zones géographiques où les loyers flambent. Selon L’état des lieux de la filière du livre en Bretagne, le chiffre d’affaires médian des librairies en Bretagne a chuté de 483 000 € en 2008 à 354 000 € en 2023. Les librairies doivent désormais jongler avec des coûts plus élevés tout en faisant face à une demande en baisse.

appel à soutien des éditions Rouquemoute

La surproduction : un marché saturé

La surproduction de livres, particulièrement dans le secteur de la BD, aggrave la situation déjà difficile. Le nombre de publications annuelles a explosé : de 3 000 titres avant la pandémie, il est passé à environ 6 000 aujourd’hui, soit près de 20 nouvelles BD par jour. Selon Marie-Cécile Grimaud, chargée de l’économie du livre (édition, librairie) à Livre et lecture en Bretagne, cette saturation du marché s’accompagne d’une hausse conséquente du nombre de librairies spécialisées en BD, de 17 à 27 en Bretagne entre 2020 et 2024. Cette explosion de l’offre complique la gestion des stocks et de la diffusion. « Quand on arrive à un nombre de publications si important, de nombreuses passent en dehors des radars des différents acteurs de la chaîne du livre », analyse Marie-Cécile Grimaud. Le gérant de TY BULL…Tome 2 confirme : « Ça fait longtemps qu’on est en surproduction en librairie, et particulièrement en BD. On est aujourd’hui à quasiment 7 000 nouveautés par an. Quand j’ai commencé, on était à 2 000 et on parlait déjà de surproduction. » Face à cette offre pléthorique, les libraires sont contraints de faire des choix drastiques.

« Des BD qu’on aime, on les garde sur table, mais certains titres ne seront même pas lus. Ils vont rester une semaine, puis une nouveauté en chasse une autre… », Frédéric Laurent, gérant de Ty Bull… tOME 2.

Face à la surproduction, les libraires doivent jongler entre des stocks surchargés et l’ajustement de leurs commandes. Pierre Grolier, également libraire chez TY BULL…Tome 2, explique : « On pourrait commander moins, mais le système de remises est souvent basé sur les commandes initiales. » Les équipes doivent ainsi anticiper les succès tout en évitant les ruptures qui peuvent leur nuire. « Les grandes surfaces et les sites en ligne peuvent acheter en grande quantité tandis que nous, petites librairies, n’avons pas cette capacité. Les lecteurs sont de plus en plus patients, mais certains sites peuvent te fournir une BD en 48 heures alors qu’il faut parfois attendre trois semaines quand il est en rupture de stock en librairie. C’est compliqué à gérer. »

TY BULL…Tome 2

Vers un modèle économique alternatif : une quête de résilience et de soutien

Face à la crise, des maisons d’édition comme Rouquemoute tentent de s’adapter afin de survivre. L’éditeur mise sur des initiatives créatives pour redresser la barre : préventes de coffrets exclusifs, promotion sur certains titres et expositions qui dynamisent les ventes. Il cherche aussi à convertir les stocks en liquidité et à renforcer son lien avec ses lecteurs, notamment par le circuit court. « Aujourd’hui, plusieurs maisons d’édition réalisent des précommandes avant de lancer l’impression. Ce système leur permet d’avoir un peu de trésorerie et de faire un tirage qui leur semble le plus juste », nous informe Marie-Cécile Grimaud. Ce modèle, fondé sur la demande réelle des lecteurs, permet ainsi de mieux gérer la production tout en limitant les risques financiers liés à la surproduction. Malgré cela, l’explosion de l’offre et l’inflation entre toujours dans l’adéquation. Rouquemoute a ainsi décidé de solliciter le soutien direct de ses partenaires et lecteurs pour franchir cette période difficile et atteindre son objectif : célébrer ses 10 ans en 2026.

Lorsqu’on interroge Frédérique Laurent sur l’avenir de TY BULL… Tome 2, sa réponse est empreinte de réalisme : « Je ne peux espérer qu’une chose, que ça continue à fonctionner et qu’on puisse travailler dans de bonnes conditions en faisant ce que l’on aime. » L’engagement et l’ambiance de travail positive sont des atouts essentiels qui lui permettent de surmonter les obstacles. Néanmoins, il demeure pleinement conscient des défis à relever dans un marché de plus en plus compétitif.

Les chiffres du secteur breton, où 60 % des maisons d’édition ont moins de 20 ans, montrent que l’édition en Bretagne possède un potentiel considérable. Toutefois, pour que cette dynamique perdure, il est essentiel de repenser la stratégie éditoriale, d’adopter des modèles économiques durables, et de soutenir les librairies locales dans leur mission de diffusion culturelle pour traverser cette crise et redonner de l’oxygène à un secteur en difficulté.

INFORMATIONS PRATIQUES

Sauvons Rouquemoute
Les Français et la lecture, étude du CNL 2023

État des lieux du livre et de la lecture en Bretagne 2023
Cet état des lieux de la filière du livre en Bretagne a été mis en œuvre en 2023 avec le soutien du Centre National du Livre, en partenariat avec la Direction régionale des Affaires Culturelles de Bretagne et le Conseil régional.
Il est réalisé par Laurent Delabouglise – cabinet L’Art du commun, à partir des données recensées par Livre et lecture en Bretagne, avec le concours de l’Université Rennes 2, et de l’étude spécifique à l’économie du livre menée par le cabinet Axiales.

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