2031. La terre n’est plus qu’une étendue gelée. Les derniers survivants ont pris place à bord du Snowpiercer, un train gigantesque condamné à tourner autour de la Terre sans jamais s’arrêter. Dans ce microcosme futuriste de métal fendant la glace, s’est recréée une hiérarchie des classes…
On retiendra de Snowpiercer, plutôt que l’allégorie lourde qui sous-tend le scénario du film, la capacité qu’a Bong Joon-ho de créer, au sein de chacune des séquences, un dérèglement qui n’est en rien une ornementation (ni même une fantaisie, ou bien un luxe), mais qui apparaît clairement comme le mouvement premier de son cinéma. En témoigne cette scène extraordinaire où, derrière une porte, les héros trouvent une armée de mercenaires cagoulés, trempant leurs machettes étincelantes dans l’abdomen sanglant d’un poisson. Ce poisson, au premier abord, semble être une incongruité, une affèterie plutôt drôle, mais vide de sens. Or, le combat commence… et on ne tarde pas à s’apercevoir que le poisson, traînant sur le sol, a le premier rôle dans l’affrontement extrêmement chorégraphié que Bong Joon-ho donne à voir.
Et c’est bien la question du premier rôle qui anime l’ensemble du film. D’emblée, Snowpiercer oppose les méchants dirigeants tortionnaires aux gentils esclaves exploités. D’emblée, le spectateur est embarqué par le désir de connaître le destin révolutionnaire des esclaves excédés – ainsi que l’identité, tenue secrète, d’un grand patron qui a, tel le Magicien d’Oz, l’invisibilité pour charisme. C’est pourtant à un duo hors-caste, hors de tout rang social, qu’il finit par s’attacher : un père et sa fille, enfermés dans un tiroir parce qu’ils passent tout leur temps à se droguer. La fille est medium (elle voit les mouvements derrière les portes fermées), le père est un technicien qui connaît le secret de l’ouverture des portes du… train.
Parce qu’ils sont Coréens, et parce que l’acteur qui joue le rôle du père a déjà marqué de sa présence deux films de Bong Joon-ho, on sait que c’est sur eux que le cinéaste s’appuie afin de venir à bout de l’énorme machine aux financements internationaux qu’il tient entre ses mains. La drogue y est magnifiée (seul recours au désespoir, car elle a un double usage : l’oubli de la douleur et la puissance destructive) et la cigarette (il n’en reste que deux dans le train) provoque des secousses de plaisir nostalgique à ceux qui la voient. La fin appuie cette hypothèse : la lutte des classes est court-circuitée par un geste anarchique. Et la dernière vision du film est une blague de poète, laquelle ne résout rien, mais ouvre définitivement la porte au délire.
Ce qui différencie Snowpiercer de toutes les énormes machines hollywoodiennes, c’est cet humour étrange. Ce goût du court-circuit, ces incongruités qui sont l’âme du film (le poisson, la chaussure sur la tête, les sushis, la trêve du Nouvel An…), mais aussi un sens du rythme très singulier. Au lieu d’une avalanche de plans courts diffusés à la mitraillette par un montage automatique et sans nuance, Bong Joon-Ho propose une somme de variations et de nuances. Au lieu d’affaiblir le spectacle (comme pourraient le croire Michael Bay, Roland Emmerich et consorts), elle l’exalte un peu mieux. Le cinéaste ne cesse de créer la surprise par les ralentissements et les accélérations dont il joue, par l’appesantissement et la concision, par la coexistence du flou et de la netteté (symptomatique des scènes d’action, notamment, qui vont d’un point A à un point B tous deux très clairs, mais en empruntant un chemin que la caméra tremblée ne nous laisse pas discerner). Tout cela est très calculé, presque orchestré. Cela donne au film une dimension symphonique que l’hétérogénéité des séquences ne cesse de renforcer.
Car, à chaque nouveau wagon (le film est l’histoire d’un groupe d’hommes, relégués à l’arrière d’un train, qui avance, de wagon en wagon, jusqu’à l’avant du train pour en prendre le contrôle), Bong Joon-ho veut nous donner à voir un Nouveau Monde (comme Tarantino dans Kill Bill ou Lynch dans Mulholland Drive). Si son imaginaire semble plus limité pour peindre un ensemble que pour laisser infuser le pouvoir d’un détail, il n’en reste pas moins une somme de tentatives ambitieuses et charmantes où le spectateur passe d’une salle de classe lobotomisée à un sauna dont l’architecture est le lieu idéal pour un jeu de massacre dont personne ne voudrait se priver. Et c’est cet effort de toujours varier, ce désir de changer de décor (mais pas d’idée), qui légitime la lourdeur de la métaphore que le scénario génère. D’autant plus que le cinéaste sait nous donner à voir de vrais méchants (Tilda Swinton hystérise magistralement le rôle qu’elle jouait déjà dans Moonrise Kingdom, le dernier film de Wes Anderson) dont le spectateur désire la mort avec ferveur dès leur première apparition. L’ambition est tellement grande (représenter le monde et son fonctionnement en quelques wagons) que le plaisir finit par l’emporter sur la circonspection. Si bien que Snowpiercer devient le blockbuster le plus excitant, le plus osé qu’on ait vu depuis dix ans.
Antoine Mouton
Snowpiercer (2h06) – d’après la bande dessinée Le Transperceneige de Jean-Marc Rochette et Jacques Lob. Avec Chris Evans, Song Kang-ho, Ed Harris, John Hurt, Tilda Swinton, Jamie Bell, Ko Ah-sung, Alison Pill
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Avec Snowpiercer le Transperceneige, Bong Joon-ho fracture l’écran comme un blockbuster