La légende de nos pères, Profession du père et maintenant Enfant de salaud, Sorj Chalandon n’a pas fini de chercher qui était son père. Et pourtant, on ne s’en lasse pas. Car l’auteur habille l’autobiographie, le passé d’un homme cruel, violent, un peu fou de fiction romanesque ou de lueurs d’Histoire. Avec Enfant de salaud, le fils trahi s’intéresse à la jeunesse de son père. Depuis l’enfance, il porte le fardeau de quelques phrases lâchées par son grand-père.
« …Ton père pendant la guerre, il était du mauvais côté…Ton père, je l’ai même vu habillé en Allemand, place Bellecour… C’est un enfant de salaud, et il faut qu’il le sache ! »
Lorsque Sorj Chalandon se retrouve en possession du casier judiciaire de son père, inculpé d’activités nuisibles à la défense nationale en 1945, il a la preuve de son passé incroyable. Cet homme qui vantait ses exploits de résistant chaque soir à son fils avait porté cinq uniformes et déserté quatre fois. Engagé comme soldat à dix-huit ans, il sera successivement légionnaire pétainiste, travailleur pour une organisation militaire nazie, résistant et membre des rangers américains.
Bercé de mensonges depuis l’enfance, l’auteur journaliste a dans les mains la matière d’un nouveau roman qu’il couple avec le témoignage de la couverture du procès de Klaus Barbie à Lyon en 1987. En parallèle du procès très médiatisé d’un des plus cruels nazis, Sorj Chalandon espère confronter son père à la vérité de son passé.
« C’est pour cela que j’avais accepté que tu assistes au procès. Que tu prennes ce pays vaillant en pleine gueule. »
Le roman commence sur les traces de la rafle d’Izieu en avril 1944. Quarante et un enfants de 3 à 13 ans et dix adultes (d’après les archives conservés au Mémorial de la Shoah ci-dessus) furent envoyés à Drancy puis dans les camps de la mort. Le macabre décompte final rendra compte de 44 enfants arrêtés et déportés. Le journaliste aurait aimé que son père l’accompagne, il s’imprègne de la douleur toujours présente. Mais le vieil homme préfère assister au procès de Klaus Barbie pour se réjouir de ses réparties et de la défense de Jacques Vergès. Jamais il ne porte crédit aux témoignages des victimes.
S’entremêle au récit du procès, une autre confrontation, celle du père mythomane et du fils en quête de vérité. Le narrateur journaliste ne peut s’empêcher de se retourner pour surveiller ses réactions. En sortant du tribunal, il continue à l’affronter, à le pousser dans ses retranchements lui assénant les preuves de son passé. En vain, le père, doté d’une imagination étonnante s’enferme dans ses mensonges. Pour le fils, la trahison se place surtout dans cet acharnement à refuser la vérité. Plus que la lâcheté, la collaboration avec l’ennemi, le mensonge est la véritable trahison.
« Le salaud, c’est le père qui m’a trahi. »
Le récit du procès de Klaus Barbie est ici remarquable, sans sensiblerie, tourné vers l’essentiel. Pour la première fois, des parents, des enfants, des amis entendent l’histoire de ceux qui jusqu’alors s’étaient tus. Les larmes se cachent au coin des yeux, les silences sont lourds. Serge Klarsfeld parvient même à museler Jacques Vergès en remplaçant sa plaidoirie par l’énoncé des noms des quarante quatre enfants d’Izieu et en lisant quelques-unes de leurs lettres.
L’art de Sorj Chalandon est de rendre l’émotion palpable. Chaque lieu, chaque geste, chaque phrase sont choisis pour fixer l’attention. Un regard, une main qui frôle la margelle d’une fontaine, un mot jamais effacé sur une ardoise d’enfant, un silence lourd. Toutes ces petites choses du vivant font vibrer un récit à la fois intime et universel.
Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter couronné du Prix Albert Londres en 1988, il publie aujourd’hui son dixième roman. Le petit bonzi (2005), Une promesse (2006, prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011, Grand Prix du roman de l’Académie française), Le Quatrième Mur (2013, prix Goncourt des lycéens), Profession du père (2015), Le Jour d’avant (2017) et Une joie féroce (2019). Son oeuvre s’inspire de son métier et de sa vie intime : la guerre d’Irlande, du Liban, les accidents de la mine mais aussi l’ombre d’un père mythomane et violent et la lutte contre le cancer. Son regard et son style romanesque font de ces grandes causes des récits passionnants et sensibles.