La sourde violence des rêves de K. Sello Duiker, dépression arc-en-ciel

 

Nadine Gordimer et J.M. Coetzee, tous deux prix Nobel de littérature, sont sans doute les plus connus des auteurs sud-africains en Europe. Remarqué, également, André Brink dont l’excellent Une saison blanche et sèche avait obtenu le prix Médicis étranger en 1980. Ces auteurs ont en commun d’être nés dans l’Afrique du Sud de l’apartheid et d’avoir lutté contre la ségrégation raciale. Trois écrivains blancs, anglophones, afrikaners descendant de colons boers pour Coetzee et Brink.

Population : 51 millions d’habitants (recensement 2011) – 79,5% de noirs, 9% de blancs, 9% de métis, 2,5% d’asiatiques – 11 langues officielles – 2e puissance économique du continent africain (or, diamant, charbon, notamment) -Seuil de pauvreté : 52,3% des habitants vivent sous le seuil de pauvreté en 2012 (moins de 577 rands mensuels par mois soit 50 euros)

K. Sello Duiker est né, quant à lui, en 1974 à Soweto. Il signe La sourde violence des rêves en 2001. Le roman est paru en français en février 2014 aux éditions Vents d’ailleurs. Écrit à 26 ans, ce roman déjà culte, est celui d’un écrivain noir issu d’une famille aisée. K. Sello Duiker, salué comme « l’étoile montante » de la nouvelle génération post-apartheid par le New York Times (il avait 20 ans lors de l’élection de Nelson Mendela) s’est suicidé le 19 janvier 2005.

A travers différents points de vue et personnages, La sourde violence des rêves se concentre sur Tshepo, étudiant dans la ville du Cap. Un étrange pierrot lunaire qui « reste en mouvement pour échapper à ce vacarme ». Il déambule dans les rues du Cap, acteur et spectateur de ce bouillonnement de langues, de couleurs, de misère et de sexualité.

De l’asile psychiatrique – où l’a conduit un excès de Gandja – au clinquant d’un salon de massage, Tshepo explore un univers fait de violence et de sexe. La peur du vide, de l’enfermement, du racisme et du sida rend impossible la plénitude dans une société déchirée.

« Le Cap ne cesse jamais de nous rappeler qui nous sommes. Quand nous quittons le sanctuaire de notre Utopie, nous redevenons de simples pigments dans un tourbillon de couleurs. Dont le centre est d’un blanc immaculé. Sur les bords, les autres couleurs s’assemblent comme écume et dépôts ».

À la découverte de son homosexualité dans un pays gangréné par les préjugés et le sida, Tshepo explore la marge. Le sexe comme vecteur d’identité, comme manière d’exister dans le regard des autres. Des amours monnayés, coupables, qui lui offrent la perspective d’une vie matérielle plus confortable.

« Puis je reste là à me regarder. Un sentiment affreux me submerge. C’est officiel. Je suis une salope, une grosse pute, me crie une voix intérieure. Je n’avais pas le choix, je me dis, pas la peine de me sentir coupable. L’excitation fait place au sentiment dégrisant de ce que j’ai fait pour de l’argent. »

Taux de chômage : 24,7% de la population en 2013 – Sida : 12,2 % de la population en 2012 soit 1 Sud-Africain sur 8 – Taux de criminalité : 16000 meurtres et 65000 viols et agressions sexuelles par an25 % des hommes sud-africains interrogés lors d’un sondage pour le Medical Research Council (MCR) en juin 2009 ont reconnu avoir déjà violé une personne.

Qu’est devenue la nation arc-en-ciel, le rêve de Desmond Tutu d’une société sud-africaine multiraciale unie ? De fait, tous les personnages de ce roman-fleuve paraissent lutter pour survivre dans un environnement hostile. La volonté de se forger une identité dans cette nouvelle Afrique du Sud se heurte aux marqueurs indélébiles que sont la langue, l’éducation et la couleur de la peau.

L’impossible mélange des cultures est encore plus criant quand l’autre s’avère non un natif mais un étranger. Visiteur en quête d’exotisme sexuel ou porteur de promesse d’un ailleurs viable, tel l’amant de Mmabatho, confidente de Tshepo.

« C’est facile de repérer les touristes (…) S’ils savaient comme ils sont vulnérables, abrutis ambulants prêts à se faire tondre. S’ils réalisaient seulement que dans les endroits où on va, il faut parfois s’oublier soi-même pour en apprendre un peu sur les autres. S’ils cessaient d’être des touristes pour devenir des voyageurs, peut-être qu’ils se feraient moins agresser. »

Roman polyphonique, La sourde violence des rêves est une quête initiatique. A travers Tshepo, Mmabatho, mais aussi l’abominable Chris, le ténébreux Jacques ou encore West, Sebastian, Cole, les employés et étalons du Salon de massage. La quête d’une société à la recherche d’une identité culturelle, mouvante, qui intègre l’individuel et le collectif, des singularités tour à tour tues et affirmées en miroir du contexte social et des appartenances. Compagnon d’infortune par défaut de Tshepo à l’hôpital psychiatrique de Valkenberg, Zebron synthétise cette lutte permanente dans un contexte de désarroi psychique lié au contexte socio-économique.

« Pour survivre, nous avons dû apprendre vite. Il m’a fallu être imaginatif, obstiné, égoïste, cruel. Il faut de la force pour être cruel. Je sais comment éteindre la petite musique, alors les gens, tu penses. »

Extrêmement habile, la découpe du récit en séquences renforce l’idée que le dialogue est impossible ; chacun soliloque, seul emprisonné dans un discours paranoïaque. Des fragments, comme autant de journaux intimes, de destins singuliers pris au piège d’un système politique présent jusque dans les âmes. K.Sello Duiker laisse le lecteur ébloui et désemparé. Sans réponse. Epuisé après avoir tenté de suivre Tshepo dans une déambulation temporelle où le passé et le présent n’éclaircissent en rien un avenir sombre.

La sourde violence des rêves K. Sello Duiker, Pulsations, Vents d’ailleurs (février 2014), 496 pages, 23€

 

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