Sur la terre des vivants de Déborah Lévy-Bertherat paraîtra aux éditions Rivages au cours du mois d’avril 2023.
« Je marcherai en présence du Seigneur sur la terre des vivants » (Psaume 114 du Psautier chrétien et 116 de l’hébraïque). Mais qu’est-ce que cette terre des vivants ? Dans ce psaume, David, qui vient de succéder au roi Saül et a reçu l’onction qui fait de lui le père du Messie, parcourt ce territoire qui fut celui de son angoisse et de sa souffrance : « J’étais pris dans les filets de la mort, retenu dans les liens de l’abîme… Seigneur, je t’en prie, délivre-moi ! » Ces deux termes, abîme et délivre, animent ce récit de la persécution juive sous la botte hitlérienne et du salut des rescapés. Mais l’expression « terre des vivants » renvoie aussi à l’appellation en hébreu du cimetière : Beit-hayim « maison de vie », quand, en allemand Friedhof veut seulement dire « Lieu de paix ». C’est justement sur un cimetière en Allemagne que s’ouvre le roman de Déborah Lévy-Bertherat. Une sage-femme accourt pour aider à accoucher une femme qui habite dans un asile de vieillards et le gère en compagnie de son mari, ce pourquoi on l’appelle Frau Ökonomin, et cet Althaus est mitoyen du cimetière, constituant un ensemble solidaire. Si bien que le récit commence sur une naissance près d’un cimetière qui se dit maison de vie.
La vie, la mort se confondent et s’annulent. Deux termes allemands résumeront la démarche de la narratrice dont les ancêtres étaient d’Altona-Hambourg : Heimat et Erinnerung, le premier renvoie au chez-soi, à sa maison ou patrie, le second signifie mémoire. Tel est ce livre : quête de la matrice originelle par l’effort de mémoire. Et la structure invariable de chaque chapitre est une plongée dans le Heimat hambourgeois et le témoignage mémorieux sous forme de photos retrouvées et commentées ou de pièces d’archive patiemment cherchées. Nous avons là un parcours entrepris par l’arrière-petite-fille de ces Lévy qui va quêtant et fouillant sa généalogie dans ce qu’on pourrait appeler un « roman familial ». Avec cette singularité que l’autrice a en partage avec bien d’autres récits contemporains ce que la Shoah a brisé, en faisant disparaître maintes branches de l’arbre généalogique.
Tout en haut de cet arbre se trouve Fiete (Friederike), l’arrière-grand-mère paternelle de Déborah, qu’elle n’a pas connue, et qui mourra dans un camp d’extermination – gardant sur elle le portrait de son lointain cousin Félix Mendelssohn, l’illustre musicien banni du régime –, ainsi que son autre grand-mère, et aussi son grand-oncle Manfred et sa femme Bertha, déportés à Rigasans qu’on n’ait plus jamais rien su d’eux. Viennent ensuite les trois grand-tantes, Senta, Edith et Irma. C’est cette dernière, qu’on a vue au tout début sortir difficilement du ventre de sa mère, qui est le fil conducteur du récit, Irma la rebelle, la rousse, la retranchée, celle qui ne se mariera jamais, celle qui résistera à la déportation à Terezin où elle aura rejoint, volontairement, sa mère et deviendra Krankenschwester – littéralement, sœur des malades – aux pires moments de la déportation, mais réchappera à la solution finale pour s’en aller finir ses jours à Nahariya, en Palestine, ce petit bourg devenu une véritable enclave allemande où les rescapés de Hambourg se retrouveront, en ne parlant que la langue de Goethe.
Justement cette langue allemande, l’autrice l’utilise tout au long du récit, comme pour se rapprocher de ses personnages et de sa famille, alors qu’elle ne parle pas vraiment cette langue. Chaque chapitre est suivi d’une coda en allemand – die Reise, le voyage… Zeuge, témoin… Mut, courage… Friedhof, cimetière… überleben, survivre… ou ce terme essentiel d’Abstammung, origine, filiation –, et l’autrice sera aidée dans sa quête et son enquête par cette Ruth, Allemande, à qui le roman est dédié. Car, en même temps que le Troisième Reich est présenté dans toute son horreur, hommage est rendu à ces Allemands d’aujourd’hui attachés à dénoncer la monstruosité hitlérienne et à perpétuer la mémoire du génocide, en particulier au moyen de ces pavés de bronze – Stolperstein – sur lesquels sont gravés les noms des disparus et qui doivent interpeller les gens, les faire « trébucher » sur ce que d’aucuns appelaient « un détail de l’histoire » et qui constitue, en fait, son scandale :
« Le mot Stolperstein, pierre d’achoppement, traduit exactement le latin d’Église petra scandali. En grec, skandalon, c’est l’obstacle placé sur le chemin, qui nous fait trébucher. »
Ou ces plaques dans le Friedhof rasé où sont inscrits les noms de toutes les victimes juives, comme à Paris le Mur des Noms (75 568 victimes) du Mémorial de la Shoah, ou, dans la synagogue Pinkas de Prague, le mur des déportés juifs de Bohème et de Moravie (le dernier s’appelant curieusement Wagner). L’autrice préfère utiliser, à leur égard, le terme Ermordet, « assassinés ».
Cet effort de mémoire que font ces Allemandes éminentes, dont l’achiviste Christina, répond à l’entreprise mémorieuse de Déborah, qui nous rappelle aux dernières pages que son prénom vient de l’hébreu Dibbour, qui signifie la parole, et Dvorah, son prénom hébraïque désigne l’abeille, parfait emblème pour celle qui butine au milieu des tombes et des cendres. On ne peut résumer pareil livre parcouru de tant de personnages, mais on en saisit l’axe ou le vecteur qui tient à cette expression « origine juive » que l’autrice, partagée entre sa branche paternelle juive allemande et sa branche maternelle catholico-bourguignonne, fait sienne au terme de ce parcours. Elle qui n’a la foi en aucune des deux divinités – « pas plus en Yahvé qu’en Jésus », dit-elle –, sait bien que son nom la dénonce et elle saura répondre au lycée à telle condisciple la traitant de « sale juive » par un « sale catholique », retrouvant là la morgue de son emblématique grand-tante Irma, dont elle a hérité des taches de rousseur sur le visage. Et il y a tous ces rites en partage, Kippour, « le vague souvenir d’un chant de Hanoukkah et du Seder de la Pâque », et ces plats de culture ancestralement juive, comme le Tcholent et le gefiltefish, qui la rattachent au judaïsme. Alors oui, elle peut se dire, sinon juive pleine et entière, du moins « d’origine juive », donnant ainsi raison à la fois à Sartre (est juif celui qu’on tient pour tel) et à Simone Veil, symbole du judaïsme de la déportation :
« En reconstituant, par mes voyages à Hambourg, l’histoire de mes arrière-grands-parents, j’ai été surprise par l’importance de la religion dans leur vie… Pourtant ce retour en Allemagne a reposé la question de mon identité. Consulter les archives, n’était-ce pas, déjà, une acceptation ? Sur les actes d’état civil, je lisais Religion : mosaisch, sur les listes de recensement : Israelitische Gemeinde, sur les cartes d’identité, un J rouge, sur les témoignages, la mention de l’étoile, et partout, Judische, Judin, Jude… Il m’aura fallu toucher ces papiers, les photographier, les déchiffrer pour comprendre ce que veut dire d’origine juive. »
En définitive, ce très beau livre est plein de finesse et de subtilité, de surcroît magnifiquement écrit par cette écrivaine et universitaire qui, aux éditions Rivages, nous a déjà donné trois romans fort remarqués : Les Voyages de Daniel Ascher (avec au centre du récit un petit garçon juif qui a fui l’Occupation et les rafles pour trouver refuge en Auvergne chez ses arrière-grands-parents), Les Fiancés (récit plein des souvenirs douloureux laissés par la guerre) et Le Châle de Marie Curie (exaltation d’une amitié : une juive et une musulmane partagent le même cancer dans la même chambre d’hôpital). Ces trois livres apparaissent comme les prolégomènes de Sur la terre des vivants : la guerre, l’Occupation, la Déportation, le cancer – ici celui de l’arrière-grand-père, puis de sa fille Senta, et du mari de cette dernière, et même celui de Kurt, le propre grand-père de Déborah –, car l’écriture véritable est faite de ces fantasmes/fantômes récurrents qui donnent, finalement, à ces récits une étrange parenté, jouant sur le même et l’autre, dans une succession de vies.
D’ailleurs l’autrice s’étonnera avec nous, en fin de récit, de ce mot hébraïque hayim qui signifie la vie, mais qui est au pluriel, et justifie dans ce roman l’ubiquité essentielle de la narratrice endossant successivement la personnalité de chacun des siens. Ajoutons qu’en hébreu le visage aussi ne se dit qu’au pluriel : panim, et nous aurons la clé de ce récit fourmillant de tant de visages divers sur tant de photos (Kurt, son grand-père, étant photographe) aux expressions contrastées. Alors, sur la photo emblématique, qui n’est pas celle du bandeau du livre, mais celle, bien réelle, réunissant sa grand-mère Sarah et ses deux grand-tantes Edith et Irma, si les deux premières sourient bien, Irma, fil conducteur de toute cette narration et qui tout au long du récit, fille rebelle, ne cesse de rire ou ricaner et de faire le pitre, n’a qu’un semblant de sourire qui, grossi sur l’ordinateur, révèle une bien réelle grimace, qui ne peut que souligner le dramatisme narratif. Si bien qu’à travers ce texte, qui se veut témoignage, mais qui est aussi une reconstitution de vies sollicitant l’imaginaire, Déborah Lévy-Bartherat s’inscrit dans une lignée de témoins majeurs, telles Simone Veil et Marceline Loridan-Ivens, tout en assumant pleinement les droits d’une romancière aussi consommée que ce que la langue yiddish de ses ancêtres appelait Mensch, une personne accomplie.
Sur la terre des vivants, Déborah Lévy-Bertherat, éditions Rivages, 2023, 384 p., 21 €