SVENJA O’DONNELL, INGE EN GUERRE

Inge en guerre : en partant à la recherche du passé de sa grand mère allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, Svenja O’Donnell redonne la parole à des femmes terrées dans le silence depuis plus de soixante dix ans. Sept décennies de souffrances enfouies au plus profond de leur mémoire enfin libérée. Magnifique.

INGE EN GUERRE

C’est un peu comme ouvrir une boîte à chaussures des familles dans lesquelles s’entassent des photos couleur sépia avec au dos un nom, un lieu, une date, un visage, et l’envie de savoir qui se cache derrière celui ou celle qui sourit à l’objectif. C’est cette démarche que suit Svenja O’Donnell en partant sur les traces de sa grand-mère Inge. Un simple coup de téléphone passé par la petite fille à son ascendante fait office de déclencheur, un appel passé de Königsberg, lieu de naissance de Inge.

Königsberg

Ne cherchez pas sur une carte. Cette ville n’existe plus. Elle s’appelle désormais Kaliningrad. Située en Prusse orientale, la commune allemande pendant sept siècles fut annexée en 1945 à l’URSS. C’est là qu’est née en 1922 Inge. Elle va y grandir pendant les années sombres de la montée du nazisme. Peu loquace, peu affective, que fit-elle pendant cette période ? La description téléphonée des lieux plusieurs décennies plus tard va ouvrir des vannes chez la vieille femme et engager la petite fille dans une enquête familiale et historique.

Femme Seconde Guerre Mondiale
Une femme après la Seconde Guerre mondiale. Photo : Smith / NARA

Ce n’est pas sans crainte que l’autrice se décide à fouiller le passé d’une ascendante allemande marquée par sa nationalité, comme coresponsable de l’horreur nazie. Alors la journaliste fouille dans les secrets familiaux à petits pas, redoutant une terrible vérité qui colle à la nation allemande de ces années de honte. Le livre hésite, tâtonne, cherchant à savoir si Inge faisait partie des « bons », des « méchants », ou de ceux « qui se trouvaient au milieu ». Peu à peu au rythme syncopé de la parole libérée de la grand-mère les secrets se dévoilent, les détails font surface et l’ouvrage prend une ampleur nouvelle, les souvenirs familiaux s’entrecroisant avec la grande Histoire.

camps réfugiés allemands
Camp de réfugiés allemands à Oksböl au Danemark. Photo Archives Blavandshuk

Le jugement d’attitudes individuelles se télescope avec des faits historiques dépassant la dimension personnelle. En suivant Inge, ses parents dans leur incrédulité, leur hésitation, leur opposition silencieuse face au nazisme et enfin leur fuite en 1945, on voit défiler devant nos yeux des milliers d’êtres vivants marqués dans leur chair, leur quotidien, par la guerre que leur peuple a voulu. On découvre que trois millions de femmes allemandes ont été violées par l’armée soviétique lors de leur progression vers le sud et que trois cent mille enfants environ sont nés de ces viols. On apprend que le Danemark, dont les livres d’histoire font un modèle de politique nationale pendant le conflit, a par « négligence volontaire » peu ou pas nourri des milliers d’enfants allemands en fuite, aujourd’hui enterrés discrètement sur leur territoire à la suite de malnutrition.

On apprend que le silence a mis une chape de plomb sur des millions de vies en souffrance. Un silence pour pouvoir passer à autre chose. « C’est le problème, quand vous fouillez le passé, cela vous oblige à remettre en question votre présent ». Le monde binaire s’efface progressivement : « Je n’avais jamais pensé aux gens dont le désaccord avait été silencieux ou non formulé, à ceux qui par manque d’héroïsme ou même de simple courage, avaient choisi de regarder dans l’autre direction, d’agir conformément à ce que leur dictait leur instinct de survie ». Les certitudes s’effacent devant cet impératif de survie qui peut conduire « à des choix difficiles qui n’apparaissent pas toujours sous leur meilleur jour quand ils sont racontés ».

Mais l’autrice par sa délicatesse, sa position de retrait, d’attente, et par l’amour mutuel que petite fille et grand-mère se découvrent très tardivement, ne rompt pas les digues avec des certitudes glacées. Elle écoute, sonde, plus avec son coeur et son intelligence qu’avec ses a priori ou ses sentiments bruts. Elle nous emmène dans son labyrinthe pour que l’on puisse découvrir avec elle sa vérité. Apparaissent alors des êtres sans certitude, ballottés par des événements qui les dépassent, tant la guerre dépasse la raison et le bien pensant. Wolfgang l’amant faible, Dorothea au terrible mal de vivre, Albert un père aimant, mais pâle, des êtres avec qui l’on partage leur terrible souffrance.

On s’interroge avec Svenja O’Donnell sur la responsabilité personnelle, ou collective au sein d’une nation, on essaie de se mettre en situation pour imaginer notre propre comportement, on cherche à comprendre avant de juger. Comme toujours dans ce genre d’enquête qui remue le passé, fait remonter à la surface des choses tues pendant des décennies, l’historienne enquêtrice s’interroge sur le droit et le bien fondé de ses recherches susceptibles de raviver des blessures enfouies. En la lisant on peut simplement lui dire que, grâce à son travail, sa grand-mère qui a tu ses « secrets », plus sûrement ses souffrances, pendant soixante-dix ans a enfin trouvé une oreille sensible capable de la soulager d’un poids immense. Inge est décédée en septembre 2017, dans son sommeil, à 93 ans en Pologne. Sereinement et sans souffrances. Elle s’était délestée à temps de ses fantômes.

Inge en guerre. Récit de Svenja O’Donnell. Éditions Flammarion. 368 pages. 22€. Parution le 26 Août 2020.

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Le duel Anquetil Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme en 1964, les photos de Gilles Caron dans le Quartier latin en Mai 68, la peur des images des Sept boules de cristal de Hergé, les Nus bleus de Matisse sur un timbre poste, Voyage au bout de la Nuit de Céline ont façonné mon enfance et mon amour du vélo, de la peinture, de la littérature, de la BD et de la photographie. Toutes ces passions furent réunies, pendant douze années, dans le cadre d’un poste de rédacteur puis rédacteur en chef de la revue de la Fédération française de Cyclotourisme.

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