Du 2 au 3 juillet, la Compagnie Canicule propose un spectacle déambulatoire de deux duchesses, sur les textes violents du rappeur Booba. Une entrée directe dans le paradoxe d’appartenir au genre féminin et d’apprécier un rap transpirant la misogynie.
« Métagore majeure », c’est un projet fou. Celui de Pauline Desmarets, Olivia Smets avec Clémentine Colpin, coordinatrice technique, de porter sur le rap, art violent, masculin, un regard neuf. Issu d’un spectacle joué en 2017, « Métagore », prévu pour trois personnes et dans une voiture, le nouveau projet pousse la réflexion plus loin. Les artistes développe la thématique du rap de Booba et « ce que ça faisait résonner en nous d’amour et de haine » (Pauline). Conçu premièrement en trois semaines comme une déambulation, une promenade romantique de 25 minutes, Métagore Majeure se veut l’aboutissement d’un projet plus grand. Ici, les comédiennes s’interrogent sur l’apparent non-sens d’être une femme et d’écouter le rappeur controversé Booba. L’occasion aussi de prendre en compte le rapport du public à l’intime.
L’idée est venue de l’écoute intensive de l’artiste, un « flash », comme le visualise Olivia Smets. Celui de réussir à percer ce personnage sulfureux, drôle mais aussi maltraitant et violent. Partie d’une réflexion sur le paradoxe d’aimer la violence des textes de Booba, la réflexion mûrit, de façon à devenir plus nette. L’objectif s’est rapidement concentré sur la volonté « d’aller plus loin dans la matière et là, forcément sont arrivées des questions de liberté. Celle d’écouter cette musique en tant que femme », selon Olivia. Les deux actrices veulent montrer et partager « l’adhésion poétique » à son écriture et justifier le droit d’écouter ces chansons en tant que femme.
Pauline et Olivia soulignent le fait qu’il n’y ait pas d’équivalent féminin à cette prise de parole, en lien avec la vulgarité, à un jeu de pouvoir et de puissance. En France, cette prise de position est majoritairement masculine, contrairement aux États-Unis. Les deux duchesses réinterprétent cette réalité, en répondant frontalement à l’injonction. Dans un récital, elles questionnent l’expression d’une violence réservée aux artistes masculins. L’occasion aussi de poser la question : où se trouve la maltraitance des femmes ? Dans le rap ? Et si cette parole revêtait davantage une symbolique ? De cette expression extrême de la violence et de cette visibilité, découlent pour les deux artistes l’obligation de se situer. Et d’orienter le débat contemporain autour de l’idée de culture légitime et illégitime. Faire exister Booba dans une pièce de théâtre a souvent valu à la Compagnie une attitude méprisante de la part d’un certain public. Ce constat met en avant le fait que le rap est encore vu comme un sous-art dans certains milieux. Les comédiennes rendent donc hommage à une écriture considérée comme dérangeante et qu’elles pensent ici comme poétique.
« L’une des conclusions de ce projet, c’est qu’il n’y a pas, dans le rap français, d’équivalent féminin à cette prise de parole, à ce jeu de pouvoir et à cette vulgarité. »
Olivia Smets
Le terme « Métagore » est inventé pour parler de l’écriture de Booba. L’essayiste Thomas A. Ravier, dans un article de 2003 dans la Nouvelle Revue Française, invente une figure littéraire et un néologisme pour évoquer « des rapprochements qui n’ont pas lieu d’être, (…) une apparition, vénéneuse, rétinienne, brusque, brutale, impossible à se retirer de la tête. » Le terme transparaît ici dans une narration éclatée « un peu lynchéenne » (Olivia). Les artistes voulaient « trouver des univers qui pouvaient s’assembler » et « s’éloigner de l’univers de Booba pour que transparaisse sa poésie », « son essence ». Certains éléments caractéristiques du personnage ont été gardés, comme la couleur rouge glaçante, profonde, dévoilant la violence, le désir, la pulsion.
Elles créent un univers de poésie « baroque et sorcière » (Olivia) en même temps issu d’un teenage movie à l’américaine, avec ses néons mauves et roses et une musique d’ado R’n’B. Il s’agit en fait d’un hommage à Booba, lui-même polymorphe : « Ses albums sont respectivement d’une révolte, d’une violence, d’un sexy, d’un pornographique incroyables. » Le projet s’insère ainsi dans la volonté de provoquer ce voyage autour de « 10 000 atmosphères ».
Le public est au centre de la création. Pauline explique les différentes possibilités pour le prendre à parti : « soit le kidnapper, soit lui faire goûter les mots. » « On l’enivre, on lui demande de prendre une responsabilité à un moment sur ce qu’il voit et écoute.» Tout un dispositif pour inciter à répondre aux questions : « comment je réagis à une violence montrée et entendue ? », « comment je prends parti ? ». Le casque est fait pour ça : pendant toute la représentation, on entend les voix de Pauline et Olivia, qui sollicitent ou pas le spectateur. Ils doivent aussi choisir de répondre ou non à l’injonction. La « prise d’otage » (Pauline) se fait ici par le casque, et non plus par la voiture comme en 2017. C’est par le casque que les duchesses ont « trouvé la juste manière de les emmener là où on voulait ». De cette manière, les spectateurs écoutent et entrent dans leur univers. Et cela permet de revenir au caractère central de la pièce : la musique. « Le spectacle tient à une bande-son », nous confie Pauline, et constitue un personnage à part entière. Beaucoup de jeux de décalage se mettent en place avec des sons in, off, pré-enregistrés ou encore en live. Tout un dispositif a ainsi été trouvé pour construire un son, une aura propre à « Métagore majeure ».
Olivia précise le dispositif. Il fallait aussi réfléchir à une « adaptation cohérente de la forme voiture. Trois espaces sont créés, où le public se promène.» L’actuel lieu de représentation à Rennes est le premier à permettre la tenue d’un spectacle longuement reporté à cause de la crise sanitaire. Pauline évoque la « grande importance de s’adapter à plus ou moins n’importe quel lieu. » Seulement, la particularité ici est que la Compagnie recherche à chaque fois des endroits en périphérie urbaine, des lieux désaffectés. Elles sensibilisent à la pratique d’un « théâtre là où un tel public n’irait pas forcément.» Ce sont aussi « des lieux où en tant que femme on n’irait pas » (Olivia), d’où l’idée de se réapproprier un espace réservé à l’homme. Le soir revêt aussi une atmosphère monstrueuse, terrifiante, qu’elles recherchent. Cet univers, certes « angoissant », demeure aussi poétique, puisque chaque spectateur est « à l’écoute de la nuit tombée ». Les deux femmes poursuivent : « chaque lieu a son cachet et ce qui les relie c’est le rapport à la nuit ». Une nuit noire et étoilée.
Le dernier élément qui accompagne le public, c’est le feu « que l’on observe, qui nous enivre ». Jeter une phrase de Booba dans le feu, brûler son marshmallow au coin du feu, ont quelque chose de terriblement exaltant. En développant un maximum de cartes, les deux femmes font travailler les sens du public. Olivia révèle que la « poésie de Booba stimule les sens donc on a cherché à les aiguiser de manière extrême, presque jusqu’à l’oppression. » Pour mieux s’immerger. En tout cas, ça nous donne envie de respirer l’air frais, l’odeur des cendres et de la nuit, de s’enflammer devant ses textes revisités, et d’exulter. Et vous ?
INFOS PRATIQUES
Représentations les 2 et 3 juillet
Le Garage, 18 Rue André et Yvonne Meynier, Rennes
Réservations obligatoires à l’adresse suivante : reservation@lestombeesdelanuit.com