Dans le cadre de l’événement Dehors !, la biennale d’art urbain Teenage Kicks invite une dizaine d’artistes locaux et étrangers à intervenir dans l’espace public. Parmi eux, le graffeur nantais The Blind a récemment recouvert un des murs de la dalle du Colombier d’un graff en braille. Vous ne le connaissez pas encore ? Voilà une belle occasion de (re)découvrir son travail, autant engagé qu’artistique.
Depuis peu, un nouveau graff s’affiche sur un mur de la dalle du Colombier. Fait d’un noir mat et d’un jaune éclatant, des demi-sphères en volume accompagnent un lettrage imposant : « Tu touches, tu payes ». The Blind, l’artiviste nantais, celui que l’on nomme le graffeur pour aveugles, est passé par là…
The Blind a suivi un cursus somme toute classique à l’école des Beaux-Arts de Nantes. Après trois ans de bons et loyaux services, l’établissement l’a gentiment raccompagné à la porte – la main certainement sur l’épaule, remplie de bienveillance. La raison ? Vous l’aurez deviné, bien avant d’entrer dans la sacro-sainte école, celui que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de The Blind, faisait déjà du graffiti, « surtout en illégal ». « Mon école c’est la rue, les voies ferrées, les périph., les tunnels de métro… Je pratique toujours, sous un autre nom », déclare le graffeur venu à Rennes pour le festival d’art urbain Teenage Kicks.
Cette pratique, qu’il a voulu poursuivre pendant ses études, a visiblement été mal reçue par le corps enseignant, peu à même d’apprécier ses talents pour cet art underground, exercé par des « délinquants » bien évidemment. Il va s’en dire que la démocratisation de la pratique changerait certainement la donne aujourd’hui.
Inspiré par les graffeurs inscrits dans le mouvement du logotype – Poch, Space Invader, le Chat jaune, etc., c’est dans l’effervescence artistique du début des années 2000 que The Blind développe un projet autant engagé qu’artistique. À une époque où l’on casse les codes du graffiti, « des créations plus graphiques et moins de lettres hyper calibrées » s’affichent désormais sur les murs, « les gars comme Mioshe, Moko ou Ezra étaient des précurseurs dans leur pratique. »
Après une session graff avec des amis, satisfaits de l’emplacement choisi, l’artiste fait la réflexion, « en blaguant », que ses graffs ne seraient pas vus par les aveugles… De cette prise de conscience naît un concept novateur, le graffiti en braille. Une innovation dans le milieu que lui seul pratique, en France et l’étranger, et qui permet d’intégrer les personnes atteintes de cécité dans les fresques graphiques. Il développe depuis une vision sociale de l’art.
« Touche l’art et l’art te touchera »
Autodidacte dans l’apprentissage du système d’écriture braille, il débute cette nouvelle pratique « en illégal », comme le graffiti avant elle, « c’est mon tempérament ». Le musée des Beaux-Arts à Nantes fut sa première cible. « Ne pas toucher » s’écrit en alphabet braille sur une des façades et interroge la sacralisation de l’art. « Le graffiti est aussi une œuvre. Mais elle est posée dans la rue et peut être effacée à tout moment. Il y avait toute cette réflexion et ce rapport à l’art, à l’école que j’ai pu faire et au graffiti. Sans les clés de l’art contemporain et une certaine connaissance de l’histoire de l’art, l’approche reste difficile. »
La deuxième identité du graffeur, l’artiviste, mot issu de la contraction d’ « artiste » et d’« activiste » qu’il a lui-même créé pour se définir, The Blind, naît de ses premiers projets. « Le fait de travailler de manière illégale était un engagement de ma personne », explique-t-il. Mais l’engagement n’est pas seulement dans la forme, également dans le fond. Qu’ils soient politiques ou sociaux, il n’hésite pas à taper sur des sujets sensibles, à l’image de « Pas vu, pas pris » inscrit sur le Palais de Justice, à Nantes. « Quand j’écris « arrêtons de brailler du noir », cela renvoie à l’actualité de notre société, qui est, on peut le dire, blasante ». Afin de ne pas tomber dans le pathos, le graffeur insère humour et jeux de mots dans chacune de ses créations.
Cette évolution artistique complète son travail de graffeur. « Le fait que je vienne du graff classique m’a aidé. Il y a eu une forme de respect par rapport à mon graff en braille. » L’un est instinctif, l’autre méthodique, mais l’un ne va pas sans l’autre, ils se complètent et forment un tout. « C’est deux salles, deux ambiances, mais les deux forment un équilibre. Le fait de créer des pochoirs, de mettre des repères avec des points précis et de poser ensuite du volume est différent que de faire du graff, à l’extincteur par exemple. Il y a un côté lâché, tu t’amuses. »
S’il est resté longtemps dans l’ombre et dans l’illégalité, The Blind a finalement décidé de montrer son visage pour créer du lien. « Mon visage est la première chose qui me rend accessible. Ça permet d’échanger si les gens me croisent dans la rue. »
Muni d’un pistolet à mastic, de pochoirs pour les repères et de demi-sphères en plâtre préalablement moulées, The Blind intègre ce système d’écriture dans la ville, particulièrement sur l’architecture, mais aussi dans la nature, afin de mettre en lumière les personnes en situation de handicap visuel. « Le système de l’écriture tactile du braille est très normé, les écarts entre chaque point sont spécifiques », explique-t-il. « Il se lit avec la première et la deuxième phalange, mais je le sors de son échelle et de la page blanche pour le mettre en volume. »
« Pour avoir l’ensemble de mon travail, il faut chercher et comprendre », The Blind.
Aucun indice n’est donné quant à la signification de la phrase en braille. La recherche et la curiosité étant importantes pour lui, il laisse le soin aux passants d’aller chercher les réponses par eux-mêmes et de décoder le message. « J’aime utiliser des lettres visibles comme on les trouve dans la publicité, mais le braille vient casser la partie lisible. Ça crée du motif graphique sans en connaître la signification. La traduction rajoute un autre sens de lecture à la phrase très visuelle. » Voyants et mal-voyants ont besoin l’un de l’autre pour une compréhension totale.
Ses différentes collaborations avec les instituts et les rencontres avec des professionnels lui ont valu une reconnaissance qui lui permettent aujourd’hui d’animer des ateliers dans toute la France. Il poursuit également ses recherches et travaille désormais sur la déficience visuelle au sens large, développant par exemple des sérigraphies sonores qui s’activent au toucher. « Ça peut concerner des personnes daltoniennes ou qui n’ont pas la vision périphérique par exemple. C’est intéressant de faire des formes hyper abstraites ou géométriques en jouant avec la couleur. » La volonté étant toujours de se mettre à la place de ces personnes.
Sensible à tout forme d’exclusion, cette sensibilité se traduit également au sein du collectif 100 Pressions dont il fait partie depuis 2003. Il anime des ateliers pour les personnes victimes d’une forme d’exclusion sociale telles que les personnes en prison, les enfants en rupture sociale, celles en situation de handicap, en ESAT ou en EHPAD, mais également toutes les personnes à la marge, comme les toxicomanes et les sans-abri. « Ça me permet d’avoir une vision globale des gens qui créent la société, mais pourtant mis de côté. On a beaucoup entendu parler des invisibles pendant la pandémie, mais une caissière, un éboueur, un sans-abri ou un migrant n’est pas un invisible pour moi. Je les croise régulièrement dans la rue et dans mon quotidien ».
« Tu touches, tu payes » sur la dalle du Colombier
Pour le festival Teenage Kicks, The Blind s’attaque à un mur sur le parvis du Colombier. Des phrases en braille viennent compléter la performance, dans un clin d’oeil à l’art contemporain, mais pas seulement. « Ça traite de la prostitution et des féminicides. Ça parle de ces hommes qui frappent leurs copines et doivent en payer les conséquences. » Les graffeurs connaissent également les risques du graffiti illégal et peuvent également s’identifier à cette phrase. « Dès que tu touches le support qu’est le mur, si tu te fais attraper, tu paies. » Cette phrase, somme toute classique, peut être comprise différemment, selon les prismes de chacun.
Et The Blind restera dans les parages rennais l’année prochaine, particulièrement sur le site de l’Université Rennes 2, avec qui il a monté un projet d’envergure.
Des graffs en braille avec des étudiants seront réalisés dans le bâtiment de langues, une façade sera recouverte, des tables rondes autour du handicap, de la culture et de l’art seront organisées, ainsi que des ateliers autour du braille, et une exposition dans l’espace d’exposition La Chambre claire, dans le bâtiment de la Présidence. « Je vais faire un workshop autour du tag auditif avec le FabLab. On va créer un boîtier où des sons seront enregistrés par les étudiants. Quand les étudiants ou professeurs passeront devant, ils se feront surprendre comme tu peux te faire surprendre par des tags qui s’imposent à toi dans la rue. » Un jeu en bois est également prévu pour apprendre le braille. « Le fichier de fabrication sera en open source sur un site. »
En novembre 2021, il participera également à l’exposition Partir un jour au Frac Bretagne autour du voyage et du graffiti, réalisée dans le cadre de Teenage Kicks. « Il y aura pleins d’anciens et de jeunes graffeurs, mais ce ne sera pas seulement sur le graffiti, mais aussi jusqu’où ça a pu t’amener. »
La performance du Colombier est certes terminée, mais ce n’est qu’un au revoir…