Manuel est fragile, très fragile, autant qu’Anaël, plus jeune, mais tout aussi fragile. Et si ces deux prénoms n’identifiaient en fait qu’un seul et même homme ? À différentes périodes de sa vie… Notre héros anti-héros est un deux en un, celui que nous allons suivre :Tête de tambour, un roman inspiré de faits réels.
On n’avait rien trouvé pour l’aider à aimer, à se faire aimer, pour construire la vie. Le schizophrène n’a pas de projets d’avenir. Il ne peut pas. Pas d’avenir. Il n’a que le présent dégueulasse qui lui colle aux basques, pareil à un coureur qui voudrait faire un cent mètres avec deux boulets au pied – les calmants.
Fragile, mais fragile jusqu’où ? Jusqu’à la limite de la folie autrement dénommée par les poseurs de diagnostics comme étant la schizophrénie (si l’on veut bien admettre qu’il doit exister de multiples formes de schizophrénie). Anaël n’a qu’une seule chose en tête, tout foutre en l’air, lui comme les autres, lui et surtout les autres. Ceux qu’ils apprécient, surtout ceux qui le déprécient comme ses parents, sa famille, ses « amis » qui souvent le moquent et profitent de lui. Tout comme lui qui profite largement de tous. Ainsi la raison de vivre chaque jour du jeune homme comme de son double quadragénaire sera tout simplement la vengeance. La vengeance permanente, celle qui le nourrit autant qu’elle le détruit comme elle détruit tous ceux qui l’entourent ou pire, l’approchent. Mais n’est-ce pas non plus une façon de rester debout que de nourrir des sentiments aussi sombres ? Certains s’écroulent parce qu’ils ne trouvent plus de force ; d’autres vont de l’avant parce qu’ils trouvent cette forme d’énergie. La vengeance, la violence ce sont des raisons d’exister. Étrange ? Encore que ! Quand la machine humaine est en proie à des comportements psychotiques, à des formes de paranoïa, les individus connaissent tant des périodes maniaques que des périodes d’abattement.
Nous portons tous nos fantômes, la vraie question est de savoir jusqu’où nous pouvons coexister avec eux sans qu’ils nous dévorent.
Au fil du temps, d’aucuns pourraient penser que la psychiatrie, voire la psychanalyse, a progressé. C’est peu vrai. La chose évidente c’est l’abondance de substances chimiques (d’antipsychotiques) que l’on administre à des hommes et des femmes en proie à des délires, à des pertes de repères, à des phases de dépression profondes. Et quand il reste de la place, on les enferme pour des séjours, les relâchant souvent très rapidement faute de structures suffisantes pour les accompagner au quotidien. Et force est de constater combien la psychiatrie est un des parents pauvres de notre médecine.
Je leur faisais payer le prix pour m’avoir impunément mis au monde. Je serais la croix à porter sur leurs épaules d’hommes pour toute une vie d’homme.
Manuel-Anaël fait donc vivre un enfer à sa famille, ses parents, sa sœur et ces « amis »… Les parents, ils font ce qu’ils peuvent et non ce qu’ils veulent. Assez peu évident cette gestion difficile. Si souvent l’on se bat, on est parfois tenté de baisser les bras, d’envoyer tout paître ou de faire l’autruche. Surtout quand, comme la mère, on est animé par un sentiment profond de culpabilité (car les dysfonctionnements psychologiques ne sont pas étrangers au capital génétique transmis) et que l’on tente le tout pour le tout pour sauver son gosse, même au risque de feindre de croire que tout peu s’arranger. Difficile quand on est la sœur et que l’on est brillante, que l’on aime son frère et que l’on souhaiterait vivre une existence « normale » (oui au fait, c’est quoi la normalité ?). Difficile quand on est un père qui se range du côté pleutre des choses, persuadé que les « tares » ne viennent pas de lui et que ces êtres « un peu dérangés » sont simplement néfastes.
Dans ce roman coup de poing (pas d’autre ressenti aussi idoine), Sol Elias nous propose aussi de réfléchir sur ces pathologies. Est que la schizophrénie est aussi évidente à percevoir, à comprendre ? Est-ce que nous ne serions pas tous finalement « borderline », des êtres aussi forts que fragiles ? Est-ce que la bascule vers la « folie » ne guette pas chacune et chacun d’entre nous ? Est-ce que nous sommes un ou plusieurs ? Vaste réflexion, mais tellement pertinente qu’elle nous apeure, nous terrifie, nous transforme souvent en statue de marbre. C’est inouï, mais glaçant d’évidence.
Tête de tambour renvoie également au quotidien de ce jeune homme Anaël devenu avec les années Manuel, l’oncle quarantenaire, attentionné devant sa nièce Soledad. Au-delà des aventures folles qu’il vit et inflige aux autres, il est attachant. L’auteur n’appelle aucune pitié, juste un peu d’empathie, d’humanité et de compassion. Tout un programme ! Passionnant !
Tête de tambour – Sol Elias – Éditions Rivages – 200 pages – Parution : janvier 2019. Prix : 18,00 €.
Couverture : Stéphanie Roujol – Photo auteur Sol ELIAS © DR