TikTok en miroir de la République : ce que dit la commission d’enquête sur les mineurs

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Par-delà les chiffres d’audience et les angoisses morales, les premières auditions de la commission d’enquête parlementaire consacré à TikTok révèlent une confrontation bien plus large : celle d’une société inquiète de son lien aux technologies, à la jeunesse, et à elle-même.

Jeudi 3 avril 2025, l’Assemblée nationale inaugurait une commission d’enquête d’un genre singulier : non pas sur une affaire d’État ou un dysfonctionnement institutionnel, mais sur un phénomène de société devenu incontournable — les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs. Cette démarche, initiée par la députée Renaissance Laure Miller et le socialiste Arthur Delaporte, croise plusieurs lignes de fracture : celles entre générations, entre politique et technologie, entre fantasmes médiatiques et données objectives.

Une audience massive, des usages précoces

Les premiers chiffres avancés par Yannick Carriou, PDG de Médiamétrie, sont à la hauteur de l’inquiétude : 1h28 de moyenne quotidienne sur TikTok pour les 11-17 ans, contre 46 minutes sur Instagram. Entre 2020 et 2025, la fréquentation quotidienne a triplé. Cette dynamique, purement quantitative, ne saurait pourtant suffire à établir un diagnostic. Car si l’audience est massive, elle est aussi marquée par une porosité des seuils d’âge : l’entrée sur l’application est largement facilitée par l’absence de barrières techniques solides, comme l’a rappelé la consultante Amélie Ébongué.

Mais c’est justement en creusant cette zone grise — entre chiffres et affects, entre comportements et discours — que la commission commence à révéler toute sa portée sociologique.

Paniques morales, encore et toujours ?

L’après-midi a donné la parole à deux figures académiques clés, dont les interventions ont évité l’écueil du catastrophisme. Pour Laurence Allard, maîtresse de conférences en sciences de la communication, et Jérôme Pacouret, sociologue, il est impératif de ne pas reconduire la logique des panique morales qui a déjà frappé le cinéma, la bande dessinée, les jeux vidéo. « Ce sont des sous-loisirs pour les élites », note Pacouret, en référence aux hiérarchies culturelles qui continuent de sous-estimer les pratiques numériques adolescentes.

Le discours alarmiste sur TikTok — supposé abrutir, isoler, dépolitiser — est ainsi retourné : et si l’application était au contraire un lieu d’expression, de jeu, d’apprentissage informel ? Allard insiste notamment sur les pratiques créatives, où les jeunes détournent les codes de la plateforme à des fins de narration, d’engagement communautaire, voire de revendication identitaire.

Un moteur de curiosité algorithmique ?

Si TikTok peut inquiéter par son pouvoir d’attraction et ses effets potentiels sur la santé mentale, il fonctionne aussi comme un véritable moteur de découverte culturelle, en particulier pour les publics jeunes. Par un effet de loi d’association algorithmique, les utilisateurs peuvent passer de vidéos de danse à des contenus éducatifs, historiques, artistiques ou militants, en fonction de leurs interactions. Ce glissement progressif, souvent invisible, favorise l’exploration de niches de plus en plus spécialisées : littérature, astronomie amateur, histoire queer, musique expérimentale, écologie radicale… TikTok devient alors une sorte de carte heuristique interactive, où l’algorithme, plutôt que d’enfermer, peut aussi élargir les horizons intellectuels. Plusieurs études ont d’ailleurs montré que des adolescents y découvrent des champs de savoir qu’ils n’aborderaient pas dans leur environnement scolaire ou familial, rendant TikTok non pas seulement addictif, mais aussi curieux et curateur.

La désappropriation : au-delà de l’interdiction

La critique des usages ne suffit cependant pas à disqualifier l’idée d’une régulation. C’est sur ce point qu’interviennent les représentants de la CNIL, Mehdi Arfaoui et Jennifer Elbaz, qui déplacent le débat vers les capacités critiques des adolescents eux-mêmes. Selon eux, de nombreux jeunes développent une forme d’auto-régulation : suppression volontaire des comptes, méfiance à l’égard des algorithmes, souci de protection des plus jeunes. Ce n’est donc pas l’addiction mais la désappropriation — souvent discrète, progressive — qui pourrait constituer l’alternative au bannissement.

Le réseau social, loin d’être simplement subi, est aussi négociérejoint, puis parfois abandonné. Ce processus est coûteux socialement : selon une étude citée, les adolescents américains accepteraient de quitter TikTok contre 50 dollars… et certains paieraient même pour que leurs amis fassent de même. Ce chiffre révèle une vérité sociale : le lien aux plateformes est autant un lien technique qu’un lien relationnel.

TikTok, révélateur d’un vide social ?

Mais que dit ce débat du rapport entre jeunesse et société ? L’usage compulsif de TikTok pourrait aussi être le symptôme d’une autre absence : celle d’activités culturelles accessibles, de lieux d’échange, de perspectives d’avenir. Elbaz le formule sans détour : « Pourquoi un enfant est-il désœuvré à 16 heures un samedi ? » C’est ici que se dessine la responsabilité collective, bien au-delà des seuls algorithmes.

Dans une société où l’école se rigidifie, où les loisirs se marchandisent, où la rue est perçue comme dangereuse, TikTok devient un refuge autant qu’un piège. Le problème n’est peut-être pas tant que les adolescents y passent trop de temps, mais qu’il n’y ait nulle part ailleurs où aller.

Vers une régulation sociale plutôt que technocratique ?

La suite des auditions, qui devrait inclure influenceurs, utilisateurs, et représentants de TikTok, permettra peut-être d’aboutir à des propositions concrètes : blocage au bout de 60 minutes, interdiction du ciblage publicitaire sur mineurs, droit au paramétrage. Mais une régulation purement technique, sans une réflexion sur les besoins sociaux non comblés, resterait partielle.

Car le débat sur TikTok n’est qu’un miroir : il reflète nos peurs sur la jeunesse, notre perte de contrôle face aux plateformes, notre besoin d’encadrer ce que l’on ne comprend plus. Et peut-être, derrière tout cela, une vérité dérangeante : ce ne sont pas les jeunes qui sont déconnectés de la réalité, mais bien une société adulte qui n’a pas encore appris à parler leur langage.

TikTok en chiffres et ses impacts sur la santé mentale des jeunes :

Utilisation de TikTok :

  • Dans le monde :
    • TikTok compte environ 1,59 milliard d’utilisateurs actifs en février 2025, se positionnant comme le 5ᵉ réseau social le plus utilisé. 
    • L’application est disponible dans 155 pays et en 75 langues. ​
  • En France :
    • L’audience potentielle de TikTok est estimée à 20,95 millions d’utilisateurs par mois. ​
    • Chaque jour, 9,5 millions de Français ouvrent l’application. ​
    • Les utilisateurs français passent en moyenne 95 minutes par jour sur TikTok. 

Principales conséquences sur la santé mentale et les troubles du comportement :

  • Addiction et troubles de l’attention :
    • L’utilisation excessive de TikTok peut entraîner une dépendance, provoquant un déficit de sommeil, des troubles de l’attention et une sédentarité accrue. 
  • Exposition à des contenus nocifs :
    • Les algorithmes de TikTok peuvent exposer les jeunes à des contenus idéalisant l’automutilation, les troubles alimentaires et le suicide, affectant négativement leur santé mentale. 
  • Impact sur l’image corporelle :
    • Une étude a révélé que l’exposition à des contenus valorisant des normes de beauté irréalistes sur TikTok peut entraîner une diminution de l’estime de soi et favoriser des comportements alimentaires désordonnés chez les jeunes femmes. ​
  • Augmentation du stress et de l’anxiété :
    • Une utilisation prolongée de TikTok est associée à une augmentation du stress, de l’anxiété et des pensées suicidaires chez les adolescents. ​