Claude Guinard quittera ses fonctions de directeur des Tombées de la nuit au mois de mars 2023. Il a souhaité revenir à la faveur d’un entretien sur sa carrière, sa vie, soi.
Claude Guinard, vous connaissez Rennes comme votre poche. Vous l’avez exploré à toute heure, de l’aurore à la tombée de la nuit et même plus avant. Vous êtes un vieux Rennais, mais n’y êtes pas né, n’est-ce pas ?
En effet, ma famille est originaire des Côtes-d’Armor mais je suis né quant à moi à Josselin le 19 mars 1962. Je suis le dernier d’une famille de 4 frères. Mes parents possédaient un petit commerce de réparateur de cycles et de bourrelier. Mais, peu après l’anniversaire de mes 4 ans, ils déménagèrent à Rennes pour tenir une franchise des Docs de l’ouest. C’est là qu’un premier drame survint en 1967 sous forme d’une inondation qui rendit invendable une bonne partie du stock. Mes parents n’avaient pas contracté d’assurance… Ils furent contraints de travailler comme salariés, Au fin café, un torréfacteur prisé dont la boutique se trouvait rue de Nemours.
Les années qui suivirent furent à la fois remplies de découvertes et de drames successifs. Ma mère mourut quand j’avais 13 ans suivie par ma grand-mère qui avait toujours habité avec nous puis mon père décéda brutalement quand j’avais 17 ans. Toute cette période reste constellée de traumatismes. Une des belles éclaircies survint par mon frère ainé, Fernand, qui me fit partager ses découvertes musicales : Les Cream, les Stones, les Doors, beaucoup de rock et de blues. Un partage qui compta beaucoup dans mon éducation artistique. Mais nouveau coup dur avec son décès brutal en 1998. Je l’aimais beaucoup.
Ma vie d’adolescent ne fut certes pas un long fleuve tranquille mais les multiples rencontres personnelles et professionnelles me permirent de passer le cap et de m’épanouir. Et ce n’est que récemment que j’ai ressenti le besoin de revenir sur ce passé et de me débarrasser de ses sujets restés tabous. Le temps est venu que je parte à la retraite, plutôt apaisé, afin de me consacrer à moi-même, ma chouette famille, Anne, ma chérie et nos enfants, mon autre frère Michel mais aussi les potes qui m’ont accompagné, pour certains, depuis l’enfance.
Vous avez commencé votre vie de jeune adulte avec beaucoup de douleur mais avec, entre autres passions consolatrices, le cinéma et ses espaces qui décentrent notre vie imaginaire…
Ma fibre pour la musique et le cinéma m’a conduit à être bénévole au cinéma le Rallye puis à l’Arvor en parallèle d’une première activité d’animateur socio-culturel à la Maison bleue et ensuite des études à l’IRTS (Institut Régional du Travail Social). Afin d’obtenir mon diplôme d’animateur, je devais réaliser en 1986 un stage dans un domaine artistique. J’ai décidé de frapper à la porte de la DRAC.
C’est Alain Decaux, qui était à l’époque conseiller pour le théâtre, qui m’a reçu. On a échangé. Soudain, il m’a regardé droit dans les yeux et m’a déclaré tout de go que je devais éviter un stage dans un endroit rasoir tout en prenant le combiné de son téléphone afin d’appeler la Maison de la Culture.
C’est ainsi que j’ai débarqué à 24 ans au Grand Huit, cette nouvelle structure qui venait de fusionner la Maison de la culture et le CDN de Rennes sous la direction du poétique Pierre Debauche. Pierre Debauche et Laurent Parigot, lequel venait d’arriver à l’administration, m’ont reçu pour un entretien et proposé de devenir durant 4 mois stagiaire relations publiques d’un nouveau festival qui allait se dérouler dans le pays de Bécherel. J’ai n’ai pas hésité même si le théâtre, ce n’était pas trop ma tasse de thé. Bien m’en prit… Installé pendant quelques mois dans la maison de retraite de Bécherel, j’ai donc participé à cette première édition de ce festival et notamment à l’organisation d’une grande parade d’ouverture avec les habitants et les acteurs de la Comédie de l’Ouest.Très vite, c’est devenu fou : tout le monde était partant pour l’aventure. Le jour venu, ce furent des centaines de participants qui produisirent un mémorable moment de réjouissances.
Une expérience fondatrice ?
Tout à fait. Aussi, quand à la suite Pierre Debauche m’a proposé d’intégrer l’équipe du Grand Huit aux relations presse/public, ai-je accepté sans réserve. J’avais trouvé un terrain de jeu qui me plaisait.
Mais trois ans après, en 1989, Pierre Debauche fut remercié…
Oui, et d’une manière des plus dures. Placé sous la tutelle de la ville, un plan économique et social fut initié au Grand Huit. L’été suivant à Avignon, la soi-disant grande famille du théâtre disait pis que pendre de Pierre et de sa gestion dispendieuse. La culture, c’est tout un monde…
Pierre Debauche fut remplacé par Emmanuel de Véricourt, un être enthousiaste…
Pour le moins ! Emmanuel est un franc-tireur fou et espiègle. Il a déboulé au Grand Huit en l’auto-proclamant Théâtre national de Bretagne. Le ton était donné. Il fit, à l’équipe en place, tout de suite confiance et mit en branle une machine créative d’une rare efficacité. Je devins directeur de la communication et responsable de la programmation musique. Toute l’équipe s’affairait, comme la première promotion de l’école d’acteurs du TNB encadré notamment par Christian Colin. Les bonnes ondes circulaient de partout. De Dromesko à Peter Brook et Matthias Langhoff en passant par des originaux talentueux de toutes origines, l’accueil au sein du TNB des Trans Musicales,Travelling en passant par Jazz à l’Ouest, le TNB mis en place un théâtre pluriel, un lieu citoyen ouvert sur la vile et qui enchantait le public.
Mais vous quittâtes le TNB en 1995…
Oui, pour mener à bien différents projets. En 1994, le TNB avait accueilli en résidence le Géorgien Rezo Gabriadze. Bien connu en Russie pour ses travaux de scénariste et réalisateur, il l’était beaucoup moins en France. Il se sentait limité dans ses possibilités créatrices et était venu à Rennes afin de donner vie à un projet génial : un théâtre de marionnettes mémoriel. Mais le TNB n’était pas adapté. Or, à la même époque, le maire de Saint-Jacques, Daniel Delaveau, désirait que son petit théâtre s’ouvrît en grand au public et il retint notre projet d’en faire un lieu de création musicale et théâtrale.
Avec Dominique Chrétien (directeur adjoint) et Jean Beaucé (metteur en scène) et moi en tant que directeur, nous nous y employâmes. Entre les spectacles à 50 francs (un tarif très accessible à l’époque) et les « tables ouvertes » les vendredis à l’heure du déjeuner où se côtoyaient habitants de la ville et artistes en résidence ou de passage : Yann Tiersen, Dominique A, Antoine et Agathe de la compagnie des Colporteurs, Pierre Meunier de la Belle meunière, Bernard Lotti de l’Instant… les projets fusaient. Nous revendiquions le dedans/dehors pour emmener la création hors les murs jusque dans les entreprises. Notre travail de tissage méthodique de liens entre arts et habitants fut vite remarqué et l’Aire Libre obtint le label de scène conventionnée Théâtre & Musique.
Un label que l’Aire Libre garda jusqu’en 2008 où il devint une scène conventionnée Théâtre sous la direction de Jean Baucé qui vous avait succédé en 2003 à la direction tandis que vous preniez celle des Tombées de la nuit. Après cette deuxième expérience fondatrice, une troisième se profilait-elle ?…
Ce que j’avais appris, compris et expérimenté durant 20 ans à travers mon expérience à Bécherel, au TNB et à l’Aire libre se précipita en une formule. Elle conjugue Ville, Territoires, Spectacle vivant et Spectateurs à travers la production réactive d’esthétiques hors les murs et de liens ludiques et nourriciers partagés. Une formule animée par mon besoin quasiment obsessionnel d’éprouver les limites des formes. Parfois trop.
Comme une fuite en avant ?…
Du moins, une sorte d’entraînement constant : déstructurer les formes pour garder toujours vivant le fond. Et empêcher que les vents mauvais, les noeuds de formes et la sclérose du sens ne pointent leur vilain nez…
D’où, en pratique, une multiplication des propositions des Tombées de la nuit au cours des années.
Oui, avec mon complice Philippe Kauffmann et toute l’équipe des Tombées, nous nous sommes employés à investir les lieux les plus inattendus à travers des propositions transversales, parfois classiques, souvent originales, mais où toujours le spectateur est partie prenante d’une dynamique d’enrichissement commun.
C’est votre signature ARTIVISTE…
Oui, l’artivisme conçu comme un projet artistique vivifiant au service des habitants, des individus et des collectifs qui forment la collectivité. Et depuis 2016, ce savoir-faire a trouvé une nouvelle déclinaison avec l’accompagnement en ingénierie culturelle du projet DAR, Dimanche à Rennes.
Et, aujourd’hui, le temps vous semble venu de clore cette formule et ce grand cycle ?
De vous à moi, je trouve l’espace public de plus en plus dur. Je n’ai aucune envie d’attendre d’être fatigué ou, pire, aigri. Je pars alors que je trouve encore énormément de plaisir et que je pense sincèrement avoir accompli un beau travail au profit de tous, moi y compris.
Créer, produire ou accompagner tous ces spectacles éphémères aura contribué à contrecarrer la dureté, voire la violence toujours tapie, de ces espaces de vie singulière ou collective. Susciter de la joie hors les murs et dans les murs, est-ce cela la clé de Claude Guinard ?
En produisant des commandes inventives et festives (de créateurs souvent à la fois géniaux, fragiles, voire ébréchés) au sein d’un jeu collectif qui protège chaque individu en lui permettant de se réjouir en groupe, je pense avoir donné vie à une sorte de work in progress non pas salvateur, mais qui traduit ce que je réclame pour moi comme pour les autres : un jeu intelligent et plaisant à l’opposé de la violence, des drames et des souffrances.
Claude, quels sont les 10 souvenirs les plus mémorables que vous garderez de vos 20 ans à la direction des Tombées ?
La tâche est ardue… Mais je dirai… Le Radeau Utopique de l’Ecole Parallèle Imaginaire de Simon Gauchet ; Jean Solo pour un Monument aux morts, Cimetière de l’Est, au moment de la Toussaint ; Les Veilleurs de Rennes Joann Leighton ; Whale par Captain Boomer ; Haircut by children ; We Can Be Heroes par Groupe en fonction ; Arnaud Pirault, Une Nuit au Jardin, une création avec des Habitants qui rouvraient la Thabor la nuit ; La Veillée par la compagnie OPUS dans les ateliers municipaux ; le 1er Championnat de France de n’importe quoi ! par les 26000 Couverts en 2003 dans l’ancien Gymnase Bréquigny ; Trajet de Vie de la Cie Ex Nihilo (sous la grêle Dalle du Colombier) ; Birdwatching 4×4 de Benjamin Vandewalle (pour son regard époustouflant sur la ville) et, pour finir, Le Cauchemar de Séville pour tout ce qu’il représente pour moi dans le choc des cultures…
Votre plus grand regret ?
J’en ai quelques-uns. Les plus grands… Eh bien… En fait, je pense que j’en ai deux. Le premier est de n’avoir pas trouvé un moyen de donner vie à un projet autour de poèmes de Philippe Pascal durant la période de l’Aire Libre. Le second est lié à une incompréhension qui s’est nouée avec Joanne Leighton à la suite du merveilleux projet des Veilleurs. Mon équipe avait souhaité garder l’abri de veille où se succèdent durant un an des veilleurs sur le toit de la Chambre du commerce. On avait imaginé poser l’abri sur un coin de pelouse du cimetière de l’Est afin qu’il y soit conservé et qu’il y entame une seconde vie pleine de sens. À la suite de la veille, l’introspection, le recueillement… Mais Joanne était… fermée à l’idée. Je regrette de n’avoir pas su trouver les mots pour la convaincre.
Votre souhait pour l’année 2023, plutôt pour après mars 2023 où vous quitterez définitivement vos fonctions ?
Débuter un nouveau cycle dénué de dimension d’homme public, mais de retour à soi dans la paix retrouvée. Des années où je vais me consacrer à ma famille et aux autres en laissant s’exprimer d’une autre façon tout l’amour que je porte en moi.
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