Toutes blessent la dernière tue : quand Karine Giebel nous entraîne dans un roman au cœur même de l’horreur afin de décrire les situations d’urgence de jeunes gens dans des pays que nous célébrons… pour leur douceur de vivre… Quel cynisme !
Je connais l’enfer dans ses moindres recoins.
Je pourrais le dessiner les yeux fermés.
Je pourrais en parler pendant des heures.
Si seulement j’avais quelqu’un à qui parler…
Quelle plongée, quel voyage ! Quand tout commence, on se demande bien ce qui fascine autant Karine Giebel pour le pire parce que Toutes blessent la dernière tue est un aller simple pour l’enfer. En sortons-nous meilleurs, assagis ou pires ? À chaque lecteur de faire son propre chemin. Tout comme les nombreux personnages de ce volumineux thriller psychologique qui nous entraînent dans les abysses les plus noires que l’on peinerait à imaginer mais dont les caractères ont été sacrément travaillés et soignés. Chacun porte ses singularités, ses stigmates…
Tama, jeune fille de huit ans est vendue à Mejda, l’entremetteuse, au Maroc. Sa famille n’a pas les moyens de l’assumer. Sa mère est morte, son père est très pauvre et sa tante ne peut l’élever, trop pauvre elle aussi. Sa destination : la France. En France, Tama (qui est un prénom d’emprunt) pourra aller à l’école, pourra s’en sortir, pourra s’émanciper et profiter de l’ascenseur social… Mais… Mais cela ne se passe pas comme prévu. La jeune fille atterrit dans une famille de la région parisienne, un couple avec enfants dans un pavillon d’un quartier sans histoire.
Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude. L’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes. (Article 4 Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948)
Et tout bascule ! Les « Thénardier » vont utiliser Tama comme la « bonniche » de la famille. Ses bourreaux vont lui faire vivre l’enfer au quotidien. En plus des tâches domestiques à effectuer seize heures durant, Tama est privée de liberté, s’échoue dans une buanderie avec sa vieille poupée Batoul, doit servir les uns comme les autres jour et nuit sous les insultes, les railleries, les coups, les violences… Et l’affaire va durer plusieurs années sans qu’elle puisse jamais mettre le nez dehors puisqu’elle vit en captivité. Malgré l’horreur de chaque instant, (et peut-être parce que l’instinct de survie est plus fort que tout), Tama résiste, apprend à lire et écrire discrètement. Mais elle vivra et verra le pire… Parce que l’horreur est également humaine !
Quand elle en réchappe, c’est chez sa bourrelle Mejda qu’elle retourne. Et là, le pire se prolonge, les travaux forcés, les humiliations, les coups, les tortures, le viol, les brûlures… Pendant des mois… Échouée sur une pauvre couverture, elle sera sauvée par le fils de Mejda, Izri, devenu un beau jeune homme et qui semble nourrir des sentiments pour la jeune fille. Enfin la fin du calvaire peut-être…
Peut-être… Car les aventures pas toujours fastes vont se perpétuer. Non qu’Izri n’aime pas Tama, mais il peut se montrer aussi amoureux que violent. (et côté violence le jeune homme n’a pas été épargné non plus dans sa jeunesse avec un père pire que tout qui a mystérieusement disparu). Izri est un jeune homme plutôt brillant qui a pu bénéficier de l’école de la République, a été un élève modèle au cœur même de la banlieue. Mais échappe-t-on si facilement à son éducation ? Aux siens ? À la violence domestique ? La violence entraîne bien souvent la violence et Izri n’a pas été épargné et, pour se protéger, il est devenu violent, un caïd, a lâché les études et s’est tourné vers l’économie souterraine, un moyen rapide de gagner de l’argent et le respect de quelques-uns. Par la terreur. Izri est un homme-enfant ; Izri un enfant terrorisé. À la vie, à la mort.
Non sans talent, Karine Giebel nous propose donc un thriller psychologique complexe, avec une analyse puissante des personnages. Et si l’ensemble est éprouvant, c’est aussi un travail juste et précis qui met en exergue la situation complexe, inhumaine, inadmissible de la condition des enfants comme des jeunes gens dans des pays (qui souvent nous apparaissent comme des endroits paisibles pour vacanciers fatigués, des Eldorados à quelques heures d’avions) exotiques qui pourtant ne relèvent en rien de merveilleux pour les plus nécessiteux qui essaient de s’en sortir. Le trafic d’êtres humains, l’exploitation de la grande pauvreté doivent être dénoncés, même à travers une fiction. Et chacun sait que les fictions souvent traduisent le réel. Par ailleurs, même si cela semble redondant, on ne cessera de prouver combien la violence engendre la violence et Karine Giebel en fait une démonstration cruelle, mais performante. Quant à l’économie souterraine décrite dans ce roman, elle n’existerait peut-être pas si chacune et chacun pouvaient trouver sa place dans un monde qui creuse jour après jour le fossé entre plus démunis et très riches.
Vulnerant omnes ultima necat, toutes les heures blessent, la dernière tue. Mais j’ai aimé celles passées auprès de vous.
Karine Giebel
Toutes blessent la dernière tue, Karine GIEBEL – Éditions Belfond – 688 pages. Parution : novembre 2018 (collector), 1ère édition mars 2018. Prix : 21,90 €.
Couverture : RYSK – Photo auteur Karine GIEBEL © l’Indépendant
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Karine Giebel
Grande collectionneuse de prix littéraires et maître ès thrillers psychologiques, Karine Giebel est née en 1971. Elle est l’auteur de Meurtres pour rédemption (collection « Rail noir », 2006), des Morsures de l’ombre (Fleuve noir, 2007) – prix Intramuros du festival de Cognac 2008 et prix SNCF du polar 2009 – et de Chiens de sang (Fleuve noir, 2008). Pour Juste une ombre (Fleuve noir, 2012), elle reçoit le prix Polar francophone du festival de Cognac et le Prix marseillais du polar en 2012. Purgatoire des innocents (Fleuve noir, 2013) confirme son talent et la consacre définitivement « reine du polar ». Après Satan était un ange (Fleuve noir, 2014), elle rejoint les éditions Belfond pour la parution de De force (2016), qui a rencontré un immense succès, de Terminus Elicius (2016) dans une nouvelle édition augmentée, puis de D’ombre et de silence (2017), un recueil de nouvelles où elle condense en quelques pages toute la force de ses romans. Les livres de Karine Giebel se sont vendus à plus d’un million d’exemplaires à ce jour et sont traduits dans une douzaine de langues.