Tôzai !…
Ouverture de résidence d’Emmanuelle Huynh, suivie d’une discussion avec Gilles Amalvi
22 janvier 2014 – Musée de la Danse – Le Garage, 18 rue André et Yvonne Meynier, Rennes
Dans le cri Tôzai, j’entends un appel, une ouverture. L’événement à venir est déjà vivant dans cet appel. Le théâtre comme ouverture et battement permanent.
Tôzai !…, la pièce chorégraphique éponyme, se pense comme un mille-feuille d’ouvertures, comme un effeuillage de rideaux permanent.
La danse sera une danse de l’avant, nichée dans les plis du rideau.
Nos corps les dévoileront, les déplieront, les inventeront.
Le 12 décembre, au Garage, lors d’une ouverture publique de sa compagnie Mùa, Emmanuelle Huyn avait présenté brièvement le thème de sa nouvelle pièce, alors même qu’aucun interprète du projet n’avait commencé le travail : « “Tôzaiiii” (d’Est en Ouest) est un long cri, étiré, prononcé par un accessoiriste, au Bunraku, théâtre de marionnettes japonais. Ce cri annonce le début, au moment même où une succession de rideaux sont dévoilés, puis disparaissent, une véritable chorégraphie verticale et horizontale. » En guise d’illustration, Emmanuelle Huynh et son assistant Pascal Quéneau avaient diffusé des extraits vidéo présentant des ouvertures de spectacles Kabuki et Bunraku. En outre, la chorégraphe nous confia qu’avec ce nouveau projet elle recouvrait l’état d’esprit rebelle qui avait impulsé la création d’un de ses premiers solos, Mùa, en 1994 où elle avait voulu se libérer des conventions de ses ainés, et revenir à l’essentiel, dans une tabula rasa.
Si la chorégraphe a su faire partager son intérêt pour ces débuts de pièces japonaises chargées de suspense et de mystère, avec si peu d’indices, rien ne présageait vraiment de ce pourrait donner le projet sur scène. Il semblait qu’il s’agissait là d’un sujet à même de susciter une étude universitaire historique et analytique passionnante, mais en revanche le risque paraissait grand qu’un spectacle vivant puisse être littéralement écrasé par un concept si formel et référentiel. Bref, à l’issue de ce premier rendez-vous, la curiosité était attisée ! Comment le concept de Tôzai!… Allait-il être incarné par la danse ?
Voici donc quelques choses vues et entendues lors de la présentation du spectacle, dans une version de travail, le 22 janvier, après seulement deux semaines de répétition.
Un lourd rideau jaunâtre masque un tiers de la scène et se répand derrière dans l’espace obscur et vide en formant dans ses plis et amas, des volutes et creux qui rappellent des formations rocheuses, paysage dantesque. Des sons crépitants et sourds, dans lesquels se discernent des voies humaines, situés au-delà de la de la scène, en hors-champs, désignent un autre monde – monde des vivants ou monde des morts ? – à la réalité incertaine.
Différents êtres surnaturels vont se succéder devant le rideau, tout au bord de la scène, et celle-ci va s’enrichir, se charger de la présence de ses étranges habitants de l’interzone. La première apparition, les yeux levés, attentifs, rembobine des pelotes de fils invisibles reliés à d’hypothétiques cerfs volants. L’espace vertical vient se tendre. La seconde apparition va cueillir et manger à la hâte toutes sortes de fruits – défendus ? Pas de temps à perdre, la saison sera bientôt passée et les fruits pourris. Un troisième visiteur vient palper l’air de ses longs membres arachnéens. Il agite l’éther en mouvements circulaires, puis l’ausculte, le tasse, le détend. Se pourrait-il qu’il soit là pour purger l’atmosphère des mauvais esprits ? Un quatrième visiteur semble glisser sur des patins, inspecte la zone, ouvre des volets, chasse les miasmes qui empestent les lieux. Le cinquième, à la déambulation saccadée, se préoccupe du sol. Il frappe la scène de son poids démesuré, puis fait vibrer son propre corps, invoque toutes les forces chthoniennes…Un autre personnage, figé dans l’attente, les yeux anxieux prend la mesure de la menace au-dessus de ses épaules car bientôt…. Mais rien ne sert de patienter encore, il faut en prendre son parti ; cela ne va pas arriver… Et tous de se réfugier sous le rideau, à la fois enveloppe protectrice, douce et chaude, et linceul, sac de peau ridée qui se déploie par vagues successives, quitte la scène jusqu’à venir avaler un spectateur qui se laisse engourdir par le contact du feutre.
Dans Tôzai!… se succèdent différentes phases qui voient le rapport à la temporalité se modifier. Il s’agit d’abord de se préparer au futur, une série de rites protocolaires établis selon des traditions obscures, s’imposent afin d’accueillir cet invité de prestige. Puis vient le temps de l’attente, de l’expectative, de la veine agitation où les secondes s’égrènent au compte-goutte. En retardant sa venue, le futur se finit par se faire craindre tel un nuage menaçant qui se charge peu à peu d’électricité avant l’orage ; l’atmosphère devient suffocante. Ensuite, la perspective du futur se fait plus lointaine, et il convient d’occuper un présent immobile et spectral, un présent de purgatoire, celui de naufragés abandonnés sur un radeau, dans une attitude d’acceptation résignée. Enfin, la libération ! Et de sortir du temps par une voie non-linéaire, tourbillonnante !
Tôzai!… doit beaucoup à la créativité de l’ensemble de ses collaborateurs. L’association de danseurs et danseuses, aux corps, gestualités et personnalités si diverses, permet toutes sortes de changements de rythme et d’atmosphère, leur simple présence modifiant tout l’espace autour. Et ce monde de l’avant, à la temporalité intercalaire et aux dimensions ambiguës est figuré par d’habiles jeux de contrastes entre matières, sons et lumières. Assurément, la chorégraphe a su bien s’entourer !
Si un fort parfum oriental se dégage de Tôzai!..., il s’avère difficile d’identifier des références typiquement japonaises. Et à l’issue du spectacle, lors de la discussion avec Giles Amalvi, la chorégraphe et ses collaborateurs nous apprennent que pour nourrir le travail de création, ils ont visionné nombre de vidéos de pièces peu connues sélectionnées par Isabelle Launay, des « danses de bascule », venues de périodes troubles, des danses de « pré-guerre » et « post-guerre », « surfaces de glissement et de projection » qui reflètent la situation instable qui les a vus émerger. Il s’agit, par exemple, des danses de Joséphine Baker ou de danses jazz noires américaines. Ces matériaux divers ont été « saisis au vol » par les danseurs qui les ont fusionnés les uns dans les autres – la danse est le medium par excellence pour fondre des éléments de natures diverses en un tout organique. Ainsi le spectateur croit reconnaître des mouvements, des attitudes sans parvenir à les identifier clairement. Tout concourt à susciter un sentiment de « déjà-vu » où l’étrange et le familier se superposent. Ainsi, jamais le rideau n’apparaît empesé par une surcharge de références et citations.
Tôzai!… échappe à toute tentative de définition par comparaison, il se situe quelque part entre un art contemporain occidental accès sur les relations du corps et de l’espace, celui des installations en feutre de Joseph Beuys ou des wall hangings de Robert Morris, artistes que n’ont pas manqué de pointer certains spectateurs avertis, et peut-être – ce n’est qu’une hypothèse – les contes fantastiques[1] japonais (recueillis par) Lafcadio Hearn et Ryūnosuke Akutagawa, deux écrivains à la culture hétérogène, partagés entre Orient et Occident. En puisant à des sources d’inspiration très diverses, en refusant d’imposer au spectateur un univers culturel par trop défini, en s’épanouissant dans l’« indéterminé », Tôzai!… s’ouvre donc à un public très varié et lui offre une large liberté d’interprétation selon ses propres références et sa sensibilité.
Tôzai!…, pièce encore en devenir, à l’état de work in progress, apparaît déjà comme une œuvre clef dans la carrière de la chorégraphe. En effet, elle renvoie donc à une de ses premières œuvres Mùa, tandis que la musique de Matthieu Doze figurant au début de Tôzai!… , est celle qui accompagnait déjà la fin de Spiel (2012). Enfin quand une des spectatrices évoqua l’idée d’un début de Tôzai!… dans lequel les danseurs seraient cachés derrière le rideau, un collaborateur de la chorégraphe fit remarquer qu’Emmanuelle Hyunh avait déjà eu recours à ce dispositif dans une autre pièce[2] !
Notons enfin, que la chorégraphe figure dans la liste des interprètes de la pièce, mais nous ne l’avons pas vu sur scène lors de cette ouverture de résidence. Quel personnage va-t-elle interpréter dans la version finale de la pièce, cela reste un mystère !
Conception et chorégraphie : Emmanuelle Huynh – Collaboration et assistanat : Pascal Queneau – Sonographie : Matthieu Doze – Lumières : Sylvie Garot – Dispositif scénique : Jocelyn Cottencin – Ressources : Isabelle Launay – Collaborateur pour les recherches au Japon : Patrick De Vos – Régie générale : Christophe Poux – Fabrication et interprétation : Katerina Andreou, Jérome Andrieu, Bryan Campbell, Volmir Cordeiro, Madeleine Fournier, Emmanuelle Huynh – Interprètes associées au travail : Sonia Garcia et Lisa Miramond – Koji Tomura est en résidence au sein de la compagnie Mùa dans le cadre d’un échange avec la compagnie Hot Summer (Kyoto, Japon) et dirigée par Kosei Sakamato
Création automne 2014 au Théâtre Garonne à Toulouse.
+ d’infos :
http://www.museedeladanse.org/events/ouverture-de-residence-1
http://www.scoop.it/t/musee-de-la-danse-press
http://emmanuellehuynh.fr/
[1] Tiens, fantastique, un mot qui aurait pu être prononcé dans l’échange à l’issue de la pièce, mais qui ne le fut pas ! Fantastique qui peut basculer dans le merveilleux comme dans l’horreur, mais ne bascule pas encore… Fantastique, état transitoire de délire nocturne qui disparait à l’aurore… Fantastique qui puise ses thématiques dans les mythes sacrés du monde entier qu’il prend plaisir à mélanger et travestir…
[2] S’agit-il de Shinbaï, le vol de l’âme (2009) ? À préciser…