Marc Dugain nous offre régulièrement romans et essais nés d’une observation aiguë et éclairante de notre société, en France ou en Amérique. Cette fois, avec Tsunami, nous voilà plongés dans les arcanes du palais de l’Élysée, et le romancier va revêtir les habits du président et le faire parler à la première personne. Un roman criant de vérité et de clairvoyance, superbement écrit, souvent glaçant, et allégé d’heureuses touches d’humour.
Notre maison brûle et nous regardons ailleurs, disait Jacques Chirac quand il alertait les citoyens sur le réchauffement climatique. Alexandre, le président que nous campe Marc Dugain dans son dernier roman, Tsunami, reprend et développe l’avertissement : « Mes prédécesseurs ont laissé la maison brûler pour ne pas contrarier des intérêts qu’ils considéraient comme trop puissants pour eux ou par simple connivence… L’individualisme forcené, le gaspillage, le mépris du vivant et des morts qui ont façonné nos paysages nous mènent au bord du gouffre et nous continuons à espérer béatement sans raison valable alors que la vie disparaît tout autour de nous sans autre fracas que celui de notre inconséquence. »
L’idée du président ? « Imposer l’individu en fonction de son impact sur l’environnement est une véritable réforme » qui rendra chacun de nous responsable de ses faits et gestes quotidiens. C’est le citoyen lambda, en effet, à son niveau, qui peut réduire ou accroître le problème climatique, selon le président. Rien de plus simple à mesurer quand on sait que le monde numérique dans lequel nous évoluons nous suit à la trace et repère et examine incidences et conséquences des actes de notre vie de tous les jours. Et tous nos objets connectés en sont les puissants indicateurs. « Il faut viser le consommateur et le rendre vertueux. Et on appellera ça le passe environnement individualisé. Évidemment, responsabiliser brutalement des citoyens qui en ont perdu l’habitude, j’imagine que le projet ne passera pas sans heurts, mais tant pis ! » se risque à conclure le président.
Exception faite – et de taille ! – pour les écrans, les téléphones, les ordinateurs dont on oubliera de calculer les temps d’utilisation. Et pour cause : le président, milliardaire, doit sa fortune à l’industrie informatique : « J’ai des raisons de ménager ceux qui m’ont donné un coup de main » !
Quel coup de main ? Tout simplement la vente juteuse à de riches entreprises du numérique d’une start-up fondée entre lui et un formidable chercheur du génie génétique, son copain d’enfance Hugo, un HPI Asperger passionné de recherches sur les cellules souches et initiateur « de protocoles médicamenteux capables de rajeunir nos cellules d’environ trente pour cent. Les géants du numérique ne s’y sont pas trompés qui ont acheté les actions de leur société pour un montant colossal. » L’ingratitude n’est donc pas de mise, d’autant que l’argent gagné par nos deux Français n’a fait que prospérer discrètement dans « un pays à la fiscalité incitative ». Et puis quoi d’étonnant à ce que Google et les GAFAM en général s’intéressent à ce qu’on appelle le transhumanisme, objectif central des géants du digital rêvant d’une humanité « augmentée » apte à repousser indéfiniment les limites, physiques et intellectuelles, de chacun d’entre nous. Hugo et Alexandre font alors figure « d’icônes de la high-tech, et de bienfaiteurs de l’humanité », interviewés dans tous les grands médias. La vie est cafardeuse pour bon nombre d’entre nous, concède notre duo, mais « rares sont ceux qui souhaitent la raccourcir », élémentaire, mon cher Watson ! Seuls les vieux politiciens les regarderont de travers, l’allongement très sensible de la vie remettant en cause les traditionnelles politiques des retraites, sujet ô combien sensible et toujours très disputé !
L’appât du gain a fait naître bien d’autres envies mais l’amie de nos deux compères, Marion, une professionnelle de la communication, aura été la première à y songer : et si Alexandre se présentait à l’élection présidentielle ? « À présent que vas-tu faire d’autre qui corresponde à une vraie ambition ? » lui lance-t-elle. L’idée conquiert vite un Alexandre conscient des grands enjeux et défis du monde. Une candidature présidentielle offrirait l’opportunité d’une contre-offensive aux invasifs courants autocratiques portés par les démagogies populistes et extrémistes, potentiellement destructrices de l’idéal européen menant à la défaite de l’Occident démocratique. Ce dont rêvent Poutine et ses affidés. Et le tout proche Hongrois Orban n’est déjà pas loin d’être l’un d’eux !
L’innocence, – inconscience ? naïveté ? -, d’un homme qui ne se sera jamais auparavant frotté aux suffrages des électeurs effraiera un tantinet son épouse Vanessa, une femme d’expérience, de plusieurs années son aînée, fine observatrice et analyste du monde politique depuis vingt ans, et, partant, très sceptique sur la capacité de son ambitieux mari à plonger dans la brutalité d’une lutte électorale alors qu’elle l’imaginait prosaïquement directeur financier d’une grande société. Et puis, elle, consacrée « première dame » ? Quelle blague pour une femme combattante et féministe de sa trempe !
L’initiative enthousiasmera les dirigeants des grands groupes du digital, ces « jeunes mâles blancs faussement affables et décontractés, avatars d’eux-mêmes, l’humanité en moins et cœur du marigot digital », voyant dans cette candidature une source supplémentaire de domination mondiale par l’enrichissement sans fin de leurs « data », que tout un chacun dépose sur la Toile, à commencer par Alexandre lui-même via les réseaux sociaux ! Les patrons du virtuel, nés dans cette Amérique californienne adulée par Alexandre dans ses jeunes années, ces entrepreneurs aux antipodes des cohortes de conservateurs « qui pensent qu’une élection qui ne favorise pas l’extrême droite populiste est forcément volée », seront des alliés précieux dans la campagne électorale, et leur aide financière et stratégique autant que leur savoir-faire en matière de manipulation des opinions – dont on a vu leur efficacité dans la campagne référendaire du « Brexit » – convaincront vite un candidat qui promet « un revenu digital universel pour les jeunes » et rassure les « vieux » qui voient en lui l’homme susceptible de rallonger leur espérance de vie ! Bref, le coup gagnant à tous les âges de l’existence et tous les étages de la société ! Même si les ministres de notre président réformateur une fois élu y verront, eux, une « menace à une multiplicité d’intérêts habitués à faire semblant de lutter contre le réchauffement climatique ». Les conservatismes ont la vie dure mais le président contournera l’obstacle en réfléchissant à la création d’une Chambre virtuelle, ersatz de Parlement donnant au peuple la parole et l’illusion de décider dans le « mirage » d’une démocratie directe, en attendant le « miracle » d’une intelligence artificielle qui pensera pour le peuple et prendra des décisions en lieu et place d’un gouvernement d’élus devenu anachronique ! Charmantes perspectives dans un pays où les luttes idéologiques traditionnelles sont désormais remplacées par les aboiements, hurlements et insultes de « minorités bruyantes », extrémistes de tous bords lâchés sur les réseaux sociaux, ces chambres d’écho d’une « révolte permanente relayée par les électeurs mais aussi par ceux qui ne votent pas. […] Antagonismes irréconciliables […] et intersectionnalité des luttes. »
Voilà donc le « bazar » qui fera désormais le paysage politique national, avec lequel le président devra lui-même composer. À ces conditions, la majorité parlementaire n’est pas gagnée, loin s’en faut ! Pas plus que les Français, « vent debout contre moi » se dit le président, qui voient dans cette réforme et cette nouvelle « loi verte » une attaque sourde de leur vie privée et sociale, de leur liberté de pensée et d’action qu’ils dénonceront dans une manifestation dont le président, toujours déterminé, voire un brin dédaigneux – « ils sont contre tout mais en faveur de rien » -, avait vite entrevu l’émergence et mesuré le risque qu’elle faisait courir à l’ordre public. Pas au point toutefois de provoquer l’assassinat d’une députée de la majorité par un manifestant pris d’une colère meurtrière. « Il ne manquait plus que cela, un cinglé qui appuie sa démence sur ma réforme ! » Un crime pourtant qui fera réfléchir et infléchir le président sur la colère des Français, « cantonnés dans leur classe sociale quand partout la réussite est exaltée », révoltés par les inégalités et « le clivage insurmontable entre capital et travail ».
On ne saurait retranscrire l’ensemble des idées abordées par le roman de Marc Dugain, tant le livre est riche de multiples observations et analyses de notre quotidien. Y compris dans nos choix plus personnels et intimes. Laissons ainsi le lecteur découvrir les rêves de paternité d’un président sans enfants…
Et ces considérations et observations n’ont rien de vraiment optimistes. Les Français, éternels contestataires de la République, voudront toujours couper la tête du roi. Jusqu’à rêver d’un régime autoritaire à la chinoise ? Ce n’est même pas le président qui l’imagine mais un fonctionnaire de la DGSE, pris la main dans le sac de l’espionnage, débusqué au cœur même du réacteur élyséen ! Un épisode de plus après tous les méandres et épisodes, toutes les actions et décisions, toutes les manœuvres et manigances autour d’un président jamais à l’abri d’une révélation mortifère. Celle d’une discrète poudre blanche, par exemple, circulant au « château » qui l’aiderait à résister à l’épreuve physique et la fatigue du pouvoir. Un « détail » qu’une imprudente collaboratrice du président, consommatrice elle-même, a bien failli trahir…
Cet homme est bien seul dans la tour d’ivoire de son palais où il se doit d’être sans cesse l’ultime décideur d’un système et d’une organisation dont il est la clé de voûte, où « tout ce qui ne marche pas dans ce pays remonte jusqu’à moi ! » Alors qu’est-ce qui pourrait encore sauver cet homme de l’exaspération des Français et de leur épuisante insoumission ? La menace d’un tsunami, peut-être, qu’on lui annonce près de ravager la Côte d’Azur ? Là où vieillissent ses plus sûrs électeurs ! L’aventure politique et humaine du président offrirait là, paradoxalement, un bien opportun « happy end » !
Jusqu’ à la phrase finale, on ne lâche pas ce roman, déroulé en brefs et vifs chapitres sous la plume d’un Marc Dugain, contemporain capital, lui aussi, à sa manière, décryptant lucidement et magnifiquement un monde anxiogène qui nous cerne de toutes parts, à tous moments. Alors, laissez-vous emporter par ce Tsunami !
Tsunami de Marc Dugain, Albin Michel, avril 2023, 260 p., 22€.
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