« Ce livre est en premier lieu un acte d’amitié envers Erika Reiss et sa famille » écrit d’entrée Jean-Louis Coatrieux. Tous les deux se sont rencontrés loin de la France, au Venezuela, et l’une, Erika, a raconté à l’autre, Jean-Louis, l’extraordinaire chemin de vie et de survie qu’elle a dû parcourir, alors enfant, pour échapper à la barbarie nazie. Un parcours authentifié par les pages d’un journal, celui d’Erika en personne, et des lettres et des photographies qui ont étayé un témoignage en des pages où souffle un esprit qui ne s’est jamais défait, d’où surgit un élan jamais retombé, où brille une flamme d’espoir jamais éteinte, celle de la volonté et du courage d’exister et de survivre au milieu de l’enfer. Un récit de douleur et d’espérance, riche d’un grand et bel humanisme.
Il a existé pendant le deuxième conflit mondial de ces hommes et femmes, celles et ceux qu’on a appelés « Les Justes », qui ont sauvé, au péril de leur propre vie, nombre de Juifs condamnés au pire des sorts. Erika Reiss, jeune enfant viennoise au centre du récit de Jean-Louis Coatrieux, fut de ces cohortes particulières toutes composées d’enfants, sauvées par ces « Justes », acteurs d’exemplaire humanité. Certains de ces groupes n’ont pas échappé à la trahison et à la mort, en particulier la communauté des enfants d’Izieu envoyée en enfer sur dénonciation à Klaus Barbie.
Enfuie d’une Autriche annexée en mars 1939 par les nazis après le coup de force de l’Anschluss et l’horreur de la Nuit de cristal où s’étalaient sur les murs vandalisés de la capitale « ces “Jude” dégoulinants d’encre noire et rouge », Erika Reiss sera transférée en France. Là, elle changera d’identité et désormais vivra sous le nom d’Eliane Richou. Pour la circonstance et la vraisemblance, on la fera aussi alsacienne, son accent germanique aidant. Ce fut là le sort de nombre de Juifs. Le patronyme désigne et signe l’exclusion, ce malheur n’est pas neuf. « Il n’y aura ni dignité, ni liberté, ni sûreté dans un pays où l’on s’occupera des noms propres quand il s’agit d’une injustice » écrivait déjà Germaine de Staël, dans ses Mémoires en 1818. Et « l’entreprise nazie était conçue comme meurtre du Nom : rassembler tous les corps qui répondent au nom juif, rappelle le psychanalyste Daniel Sibony (in: article de Natalie Felzenszwalbe et Céline Masson, 28 février 2013, “Libération”), pour qu’en refermant sur eux la porte des camps de la mort ou des fosses communes on obtienne que ce Nom soit sans vie.»
En 1939, on emmènera Erika devenue Eliane avec cent-trente enfants de 7 à 14 ans, tous séparés désormais de leurs parents et grands-parents restés le plus souvent au pays natal, disséminés dans la diaspora de l’Europe centrale, convaincus désormais de fuir eux aussi par tous les moyens et « rejoindre Eretz Israël, la terre d’Israël. » Les enfants, orphelins de la présence et la chaleur familiale, iront de lieux en lieux pour échapper à l’envahisseur, la déportation et la mort. « Tu seras forte, mon ange, je le sais. Prends soin de tes affaires et travaille bien pour avoir un beau métier plus tard. Écris-nous dès ton arrivée. Et à la famille. » Des mots d’adieu à Erika, comme testamentaires, d’une maman déchirée et perdue.
Ces enfants, juifs errants d’un nouveau genre, seront abrités tour à tour dans des châteaux et refuges du sud de la Loire, en zone non occupée : au château de la Guette, d’abord, accueillis par la baronne Germaine de Rothschild, la propriétaire. Les enfants y recevront une instruction en français, – « sans perdre nos racines » se souviendra Erika -, dispensée par une forte et chaleureuse équipe pédagogique, Ernest Jouhy en tête, Juif berlinois qui cachait lui aussi son vrai nom, Jablonski. À ses côtés, Germaine Le Hénaff, Georges et Flore Loinger, Harry et Irène Spiegel, Alfred Brauner et Fritzi Riesel. Autant de solides et admirables guides de pédagogie et de vie dont Jean-Louis Coatrieux éclaire judicieusement les parcours en fin de volume.
La Guette fut pour Erika « une maison laïque où la mixité était la norme à tous les niveaux […], où nous avons vécu pleinement libres, heureux autant que nous pouvions l’être, où nous avions le droit d’exister et construire nos projets. Loin d’Hitler et des nazis. [Et] grandir en nous sentant en sécurité. Voilà en quoi consistait l’éducation à La Guette. Au point que nous revendiquions une appartenance nouvelle. Nous étions des Guettois ! ».
Après La Guette, les enfants migreront à nouveau, dans une paix matérielle et existentielle bien fragile et instable, mêlés aux foules entassées dans les trains de l’exode, pour arriver, en autant d’étapes d’un chemin d’espoir et de souffrance, à Villeneuve-Saint-Denis, puis à la villa Les Hirondelles, à La Bourboule ensuite, tenaillés là par le froid et la faim, à Nyons, à Dieulefit et l’école Beauvallon, « sœur jumelle de La Guette, [tous deux] îlots de bonheur dans nos malheurs » où s’était installée une singulière « République des enfants » – avec élections, assemblées, réunions, autogestion ! – « pour que les enfants fassent grandir le monde et pour que le monde laisse grandir les enfants. […] Le bonheur absolu retrouvé d’autant que [l’aléatoire] courrier de mes parents, se souvient Erika, transféré par je ne sais quel miracle à Dieulefit, m’indiquait que tout allait bien pour eux. » Tout comme pour Fritz, son grand frère marié à Lilly, et leur enfant Joschi. « Je me relevai, je n’avais pas le droit d’accepter l’humiliation et la violence, je n’avais pas le droit de faiblir face au défi de vivre. […] Ne jamais renoncer. Jamais. »
Au printemps 42, les enfants arriveront au château du Couret en Haute-Vienne, « une terre de misère mais où personne ne mourait de faim. » Annie Krakowski, la directrice, s’attachera au respect des rites juifs pour ces enfants plus enclins à s’amuser que travailler et prier, heureux eux-mêmes de profiter des intermèdes religieux qui les dispensaient régulièrement de quelques heures d’école ! « Rien à voir avec La Guette et Beauvallon, les laïques » !
Moment d’importance, Erika décide alors d’écrire un journal, en français. « Autant l’avouer, je n’aimais plus l’allemand, pourtant la langue de mon pays natal. Je la trouvais lourde, désagréable à l’écoute et quelque chose me disait que je devais l’abandonner. » Un journal où Erika – ou Eliane, quel nom choisir « dans ces jours de chaos » ? – recopiait les phrases des lectures qui auront marqué son enfance et son adolescence. Comme Les Misérables de Hugo délivrant cette phrase christique : « Vous qui souffrez parce que vous aimez, aimez plus encore ! » Comme ce poème de Rudyard Kipling intitulé Si, d’un livre offert par madame Flore, la directrice de La Bourboule, s’achevant sur cette fameuse et impérative résolution qui donnera à Erika l’intuition et la volonté d’écrire son journal – « Tu seras un homme, mon fils ! » – en troublante résonance avec le souvenir de ce que lui avait dit sa mère à la veille de la quitter : « Tu seras forte, mon ange, je le sais. ».
Après Dieulefit puis la Sainte-Baume dans cette hôtellerie qui lui mettra le pied à l’étrier de sa future vie professionnelle, Erika arrivera à Marseille où un prêtre courageux et bienveillant la sauvera in extremis des griffes de la Kommandantur. Le parcours d’une France occupée puis libérée s’achèvera alors pour la jeune enfant devenue jeune fille. Et c’est là, au bord de la Méditerranée, qu’elle rencontrera Jean Tironi, son futur époux, « bel Italien aux yeux bleus ». Au lendemain de la guerre, tous les deux s’exileront définitivement au Venezuela, « un pays où tous les rêves étaient permis.» Des rêves qu’il lui faudra courageusement rebâtir après le cauchemar de l’annonce officielle de la disparition de Siegfried et Laura Reiss, ses parents, jamais revenus du camp de Wlodava, de Siegfried et Lilly Reiss, son frère et sa belle-sœur, l’un assassiné d’une balle dans la nuque en octobre 1941 par un soldat allemand, l’autre disparue dans le camp d’extermination de Sajmiste près de Belgrade au printemps 1942. La trace de leur enfant Joschi se perdra dans les imprécisions d’un courrier des Communautés juives de Yougoslavie envoyé à Erika en 1947 à Paris, peu avant son départ pour le Venezuela.
Sans jamais désespérer de retrouver son pauvre et orphelin neveu, la jeune femme, merveilleuse d’énergie et de ténacité dans les malheurs traversés, achèvera, à l’aube de sa vie nouvelle, ce récit de résilience et d’espérance magnifiquement porté par les mots de Jean-Louis Coatrieux : « Je m’appelle aujourd’hui Erika Reiss de Tironi, par amour pour Jean. Personne ne m’obligera plus à changer de nom. »
Tu seras une femme, ma fille : roman par Jean-Louis Coatrieux, Riveneuve éditions, Paris, 2022, 177p., ISBN 978-2-36013-642-1, prix : 18 euros.
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