En Ukraine, le gouvernement prépare son opinion à une « grande guerre » contre le puissant voisin russe. Les éditorialistes parlent souvent d’une nouvelle guerre froide entre l’Occident et un empire russe post-soviétique dirigé par le tsar Poutine et composé d’habitants politiquement suiveurs et immatures. Guerre froide ? L’ancienne n’a-t-elle jamais vraiment terminé ? Il semble que nous entrons dans une guerre larvée d’incertitudes.
Le bellicisme de l’establishment américain a monté d’un cran ces derniers mois. Les hésitations et atermoiements au Moyen-Orient se disputent aux déclarations anti-chinoises et, désormais, à une politique européenne dénuée de tout sens stratégique.
Durant la Guerre froide, le positionnement de batteries de défense et de troupes en Europe visait à dissuader toute invasion de troupes soviétiques et à fixer une ligne de front. Mais depuis l’éclatement du bloc de l’Est, l’OTAN tente de grignoter de l’espace territorial au nom de la démocratie et de l’économie de marché tandis que la Russie et sa fédération (soit un quart des terres de la planète Terre) ne peuvent se résoudre à abandonner son empire, voire sa politique expansionniste. Dès le XIXe siècle, bien avant la sanglante aventure bolchévique, la Russie connait des conflits internes en Tchéchénie comme dans le reste du Caucase. La doctrine dure jusqu’à nos jours : mater toute rébellion susceptible de faire boule de neige dans l’empire russe et conforter l’installation de Russes dans des territoires voisins, slaves ou non (comme l’Ukraine ou l’Estonie dans les pays baltes).
Cette stratégie porte plus ou moins ses fruits. Si les populations d’origine russe sont souvent peu appréciées des indigènes (voire détestées en Estonie où ces dernières sont à l’origine de la majorité relative des délits, crimes et incivilités), en 1992, l’Abkhazie fait sécession de la Géorgie afin de se rapprocher de la Russie. Pour ce faire, c’est toujours la vielle méthode du traitre et de l’ennemi qui est convoqué. L’ancien président géorgien Chevarnadze (ex-ministre des Affaires étrangères sous Gorbatchev) dénonce les manigances américaines (à travers l’USAID et l’Open Society Foundation de George Soros) dans une Géorgie (d’origine non slave, mais protocaucasienne, et terre originelle de l’homme européen) qui hésitait entre les deux pôles d’influence. Les USA soutinrent son rival Gamsakhourdia avant de le lâcher, laissant un pays en proie à de multiples mouvements désorganisés, peu ou prou rebelles et souvent mafieux.
Depuis son arrivée à la tête du post-empire, Vladimir Poutine a toujours axé sa politique vers un retour impérial à la grandeur russe. Dans cette optique, il bâtit sa conquête du pouvoir sur les services secrets (avec toute la panoplie de corruption, torture, disparition), une mise en coupe réglée des médias et des partis politiques et un conservatisme réactionnaire aux accents religieux. Dans son éditorial du Monde diplomatique de ce mois, Serge Halimi rappelle que Poutine utilise la figure mythique de Vladimir 1er pour justifier sa légitimité à réviser les frontières ukrainiennes.
De sorte que voir ce pays tomber dans l’escarcelle de l’OTAN constitue aux yeux d’une partie des Russes une agression historique. Du reste, si l’on observe les positions de l’OTAN en Europe, la progression vers l’Est s’ancre dans des justifications bien plus économiques que stratégiques ou démocratiques (rappelons que les négociations sur TAFTA sont en cours).
Résultat géopolitique : la Turquie tend à se défaire de ces emprises polaires ; les soubresauts qui agitent le pays en sont une forme de manifestation. De son côté, et paradoxalement, c’est davantage vers l’Est que la Russie de Poutine cherche à accroitre ses échanges. Pont entre l’Europe et l’Asie, la Russie gagne à développer sa Sibérie (un eldorado en puissance), ses échanges avec la Chine (avec qui elle vient de signer des accords énergétiques) et l’Asie Centrale afin d’y faire transiter des gazoducs jusqu’en Asie du Sud. La situation antérieure à la crise ukrainienne fait donc rétrospectivement figure d’équilibre précaire, mais d’équilibre. Un équilibre mis à mal. L’escalade des provocations de part et d’autre ne connait plus de limite. Quant à la diplomatie européenne, elle joue un jeu bien plus aventureux que durant la guerre froide où les forces de dissuasion et les objectifs des deux camps étaient bien établis.
L’orgueil a pris le pas sur la raison. Aussi bien chez les faucons (démocrates et républicains) de la diplomatie US que du bloc russe. De chaque côté, les industriels de l’armement poussent à des augmentations budgétaires dans le domaine de la défense. Les discours récents de Poutine, Obama ou Merkel ne laissent planer aucun doute et la France suit le mouvement (d’où les ventes d’armes à des alliés de circonstance). Et en pratique, les spécialistes les plus fondés à s’exprimer sur la situation – establishment, presse ou universitaire – n’ont guère le droit de citer ; une situation qui devient inquiétante dans une société libérale et rappelle la bien regrettable intoxication médiatico-politique durant la guerre en ex-Yougoslavie il y a 20 ans.
Dans la perception générale, cette course vers la guerre sur fond de crise économique ne manque pas de rappeler les tensions qui préfigurèrent la Seconde Guerre mondiale où le désir de revanche l’emporta. Mais Poutine n’a heureusement aucun intérêt à aboutir au conflit ; une limite que les opposants ukrainiens pro-russes l’ont compris. Classique imbroglio à la slave : leur confiance dans le président russe est loin d’être absolue, mais ils obtiennent tout naturellement des soutiens à travers une frontière historiquement poreuse.
À l’heure où Catherine Ashton cède enfin sa place à Federica Mogherini, il est intéressant de suivre l’évolution de la position européenne dans ce conflit. Des critiques se sont élevées sur une proximité supposée de Mogherini avec la Russie (sa jeunesse communiste ?), mais rien ne permet pour l’instant de présumer d’un parti pris de sa part. Le sommet de l’OTAN semble confirmer une position belliqueuse de l’organisation alors que Mme Mogherini affirme n’envisager qu’une solution diplomatique à la crise. Réussira-t-elle à imposer par sa personnalité, une seule voix européenne ? Mais où est l’Europe ? Or, c’est sans doute cette absence d’Europe qui explique que la Russie post-communiste se soit détournée de son hémisphère intellectuel, culturel et artistique occidental au profit de son hémisphère économique asiatique.
Didier Ackermann et Nicolas Roberti