Durant l’été 1828, Franz Schubert fut le maître de musique des filles de l’aristocratique famille Esterhazy à Vienne. Et il tomba amoureux de l’une d’elle, Caroline. C’est ce qu’imagine et raconte merveilleusement Gaëlle Josse dans ce roman au titre délicat où l’on retrouve avec des mots pudiques, vibrants et poétiques toute la douceur et la grâce de la musique schubertienne. Un magnifique roman.
Franz aime l’entendre jouer. Elle comprend sa musique. La musique des paradis perdus. Il n’a rien d’autre à dire. C’est pour elle qu’il écrit désormais.
Été 1824, château de Zseliz, dans la banlieue de Vienne. Franz Schubert est invité par le comte et la comtesse Esterhazy dans leur résidence d’été, le magnifique château de Zseliz, pour donner des leçons de piano à leurs deux filles, Marie l’aînée, Caroline la cadette. L’endroit n’est pas inconnu pour Schubert. Il y est venu six ans auparavant, pour des leçons de piano, déjà. Les filles ont bien grandi, et bien changé. Caroline, surtout, la cadette, que le musicien est bien en peine de reconnaître.
Schubert abandonne toujours à regret sa Vienne natale où il a l’habitude de vivre au milieu de ses amis et dans la chaleur de ses cafés. « Quitter Vienne est une déchirure, la ville est un ventre maternel et une terre nourricière, l’amitié y est douce ». Schubert, petit de taille et replet, « ses amis le surnomment affectueusement Schwammerl, le petit champignon », est aussi un jeune homme timide et gauche qui ne s’épanche guère. La société aristocratique n’est pas de celles qu’il fréquente habituellement mais il est un musicien sans le sou qui a besoin des florins des Esterhazy.
L’accueil au château est parfait. Pendant son séjour, ses désirs sont des ordres. Et l’impeccable Bösendorfer en bois blond du salon de musique est prêt. Schubert retrouve les deux jeunes filles avec bonheur. En particulier Caroline qui a fait de grands progrès et l’impressionne. « Phrasé, assurance, nuances, respirations, tout y est ». Il attend la jeune fille avec un peu plus de fébrilité à chaque leçon. « Ses yeux immenses qui lui font face, qui semblent dévorer tout son visage, ce sourire grave, retenu et tendre à la fois. […] Franz aime l’entendre jouer, elle comprend sa musique. La musique des paradis perdus. […] C’est pour elle qu’il écrit désormais. Lorsqu’il compose un quatre-mains, c’est pour elle qu’il écrit tel trait, qu’il invente tel croisement de main, sans nécessité le plus souvent, mais qui permettent à leurs mains et leurs bras de se frôler. De danser ensemble. Qu’espérer d’autre ? ». Quel plus bel accord en effet entre deux musiciens dans ces compositions qui les placent l’un au contact de l’autre devant le clavier et mêlent, à l’unisson, leur jeu et leurs gestes ?
Schubert écrira et dédiera à sa chère élève, parmi nombre de ses plus belles œuvres pour piano, la divine « Fantaisie en fa mineur », sublime création de l’art pianistique à quatre mains qui s’ouvre avec le lyrisme, la douceur et la grâce de notes légères et aériennes comme des caresses sur le clavier.
Pour marquer la fin de l’été, les Estherhazy donnent une soirée pour laquelle Schubert a spécialement composé quelques pièces vocales et pianistiques. Le musicien est un peu las de ces semaines qui le détournent de ses grands projets musicaux et de la gloire qu’il en attend. Mais entendre jouer Caroline, et la retrouver chaque jour, aura été un pur bonheur.
Après que les deux sœurs ont, ensemble, chanté et enchanté leurs parents et amis réunis dans cette intime et ultime soirée de la saison, le maître de musique et sa chère élève jouent une partition à quatre mains travaillée ensemble tout l’été : « Ils jouent, et pour Franz le temps s’arrête. Les croisements de mains multipliés sont propices aux frôlements. Il ne peut renoncer à s’enivrer de ce tendre trouble lorsqu’il effleure le bras ou la main de sa partenaire. Caroline joue, concentrée, heureuse, les joues rosies par la chaleur, l’attention, l’émotion ».
Après la dernière note fusent les applaudissements du cercle des intimes, enthousiastes. Le musicien et son élève vivent ces instants comme un rêve :
Caroline irradie de joie. Elle a laissé sa main tiède et légère sur celle de Franz, posée, comme abandonnée.
Mais ce signe, comme un aveu ou une confidence amoureuse, n’a pas échappé à « Madame », la suspicieuse, autoritaire et altière mère de Caroline à qui elle fera payer cher son ténu et délicat geste de tendresse. Caroline achèvera ses cours avec Franz sous surveillance assidue et redoublée. Et Franz prendra congé de ses hôtes, le désespoir au cœur, sans pouvoir saluer Caroline qui le regardera partir dans la nuit finissante, dissimulée derrière le rideau de sa fenêtre, monter dans la calèche du retour et s’échapper définitivement vers Vienne où sont les amis de toujours de son tendre professeur.
Cet épisode de l’été 1828, dans la vie amoureuse de Schubert, merveilleusement raconté par Gaëlle Josse dans ce roman au titre délicieux, Un été à quatre mains, fut-il avéré ? « Schubert s’est montré fidèle à lui-même, pudique sur cette idylle dont on ne sait si elle fut partagée » et ce texte est « avant tout un geste d’amour envers l’ami, le frère dont chaque note, depuis si longtemps, me berce et m’étreint le cœur » écrit la romancière en son préambule. Qui sait la retenue, la poésie et la beauté des mots de Gaëlle Josse, les émotions qu’ils font naître et vous chavirent, entendra aisément cette affinité et ce sentiment d’intimité de l’écrivain avec le grand musicien de Vienne.
Ce roman, pudique et vibrant, est magnifique.