Avec dérision et un humour décapant, Titiou Lecoq raconte notre Époque en or. En plaqué or, plutôt comme ces histoires de famille réécrites ou dissimulées, aux éditions l’Iconoclaste. Un style inventif et drôle pour des thèmes d’actualité, sérieux et graves. Un vrai plaisir de lecture.
Famille : « Les personnes apparentées vivant sous le même toit et, spécialement, le père, la mère et les enfants ». C’est bien à cette entité à géométrie variable que s’attaque, et s’attache, dans son dernier roman, Titiou Lecoq. Berthoul, tel est le nom patronymique de celle décrite dans cette histoire. Comme au jeu des sept familles, vous avez la main. Demandez donc d’abord la mère. Chloé, 38 ans, c’est elle qui va tout vous raconter. Elle n’est pas trop bien en ce moment, un petit coup de déprime que l’arrestation de deux voisins par la police va exacerber. Vous pouvez ensuite demander le père, mais nous sommes en 2024, la famille a explosé, puis s’est recomposée. Il faut vivre avec son temps. Le père est en fait le compagnon. Son nom est Greg. On l’imagine beau comme un Dieu, musclé, et tout et tout. Il a, d’un premier mariage, une fille de 10 ans, Colette. Pas terrible les relations entre Chloé et Colette. Il faut que le temps passe. Gardez la main et demandez ensuite le fils, vous obtiendrez la carte d’un petit garçon, Raoul, de son prénom. Gourmand, la progéniture de Greg et Chloé. La mère de Chloé est plus neutre, même si elle est du genre à collectionner les conquêtes masculines et à mettre son énergie « au service de sa sexualité ». Pour terminer, il faut garder en main la carte la plus insolite, la plus difficile à se procurer aussi : la grand-mère dite La Mouche. Un phénomène dont Chloé dit, « parler avec ma grand-mère c’est l’équivalent de se masturber avec du papier de verre ». On vous avait prévenus. C’est décapant et stimulant. Hors jeu, vous disposez d’une sorte de joker, une carte horsain. Elle représente Lapouta, un petit garçon des étages du dessous. Il vit souvent dans l’escalier, surtout quand le papa a bu, et crie, et cogne. Chloé ne peut le laisser ainsi et l’accueille le soir dans le moelleux de son canapé, reconstituant ainsi le couple Momo, Madame Rosa de La vie devant soi.
Vous avez désormais toutes les cartes en main. Une famille complète. Posées sur la table, on dirait une photo sépia, celle où tout le monde sourit béatement en regardant l’objectif. Genre : « la vie est trop belle », « nous sommes une belle famille unie », « regardez comme on s’aime ». Excepté le début de déprime de Chloé, on y croirait presque. Mais la vie n’est pas aussi simple et Titiou Lecoq, qui capte à merveille l’esprit du temps avec quelques phrases bien assénées transforme cette petite déprime féminine, la fameuse « charge mentale », en blitzkrieg intergénérationnel.
Quand la Mouche déclare « […] toutes les familles ont des secrets ou des mensonges, ou des malentendus. Des choses dont on ne parle pas, ou qu’on a mal comprises et qui se transmettent de travers. Toutes! », on comprend que Chloé, accompagnée de ses enfants, va devoir revoir les légendes de l’album photos familial. L’élément déclencheur sera un coup de fil, suivi d’un héritage, suivi d’une lettre codée, suivi d’un possible trésor. Suivi … d’un retour à la case départ, avant que les cartes à jouer ne soient redistribuées, c’est-à-dire dans ces années cinquante où les femmes ne disposaient d’aucune autonomie au sein de leur couple, soumises au bon vouloir des hommes qui assuraient la paie, à défaut de paix, du ménage. Et si La Mouche n’était pas que la grand-mère d’aujourd’hui, qui affronte le maire le sourire aux lèvres. Et si la Mouche avait été plus vulnérable ? Plus fragile ? Le roman bascule, le ton demeure drôle, incisif et unique, « Je réfléchissais aux marges de liberté qui existaient dans ma vie. Quelle décision pouvais-je prendre ? Changer de fournisseur d’électricité peut être ? », mais les sujets sensibles contemporains tels que la maternité, le réchauffement climatique, les violences familiales, émergent peu à peu.
Titiou Lecoq évite les slogans féministes et préfère nous émouvoir, nous faire perler une larme à l’œil alors que s’esquisse en même temps sur notre visage, un sourire de connivence, de reconnaissance, de partage. Sur le fil du rasoir, elle parvient, avec des thèmes dramatiques à nous renvoyer aux travers de nos existences à l’image de ces BMA ou CUH, enseignes exotiques qui traitent pourtant de la difficulté à être aujourd’hui une Belle Mère Anonyme en bagarre contre un Collectif Uni des Hommes. Les phrases choc s’estompent peu à peu au profit de la description minutieuse de l’aventure du quotidien, celle des réunions scolaires, des préoccupations financières des fins de mois. Chloé, femme moyenne, dans une ville moyenne, à l’existence moyenne, nous ressemble tellement toutes et tous, perdu(e)s dans nos journées faites de frayeur et de joies, de lâchetés et de courage.
C’est La Mouche qui, à sa manière, renverse la table et nous pose la question d’une possible ou nécessaire reconstruction de nos histoires familiales. Une nation a besoin d’un roman national pour se projeter collectivement vers l’avenir. La grand-mère de Chloé a décidé d’appliquer ce principe à sa vie et à celle de ses descendants : « Il faut arrêter ces balivernes, croire que la famille c‘est une démocratie avec une égalité de voix. J’ai décidé de vous offrir à tous un roman familial acceptable? […]. C’est un cadeau que je vous ai fait ».
À sa manière, Titiou Lecoq nous transmet ce cadeau et nous propose de garder une certaine lucidité sur les photos familiales posées sur le buffet de la salle à manger de nos grands parents. Les sourires y sont toujours de mise, et c’est peut être mieux ainsi.