Une femme debout, Sonia Pierre l’apatride

Batey Piet den Blanken
Concentration des logements et promiscuité. Photo : Piet den Blanken prise au Batey Central en 2003.

Une femme debout de Catherine Bardon, aux éditions Les Escales : une histoire dans l’Histoire, celle d’une femme de notre temps en République dominicaine, qui résonne aujourd’hui comme jamais dans la nôtre et dans celle du monde.

Hispaniola, cette île aux plages paradisiaques de la mer des Antilles au sud et de l’océan atlantique au nord, à deux pas de Porto Rico et de Cuba, une terre de montagnes hautes et de longues plaines, cette île a une histoire douloureuse. Nous la connaissons peu, même si quelques dates et quelques noms nous semblent familiers. Le Christophe Colomb de 1492 sonne le début de la colonisation espagnole suivie par celle de la France dans sa partie ouest, Haïti ou Ayiti pour les Taïnos, avec l’arrivée d’esclaves d’Afrique. Guerres, révoltes, tueries, déportations n’auront jamais cessé jusqu’à l’indépendance. Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessaline, Henri Christophe… la première république noire naît en 1804, mais les luttes entre factions se poursuivront longtemps. Alejo Carpentier en fera un roman, Le royaume de ce monde (Gallimard, 1954). Dans notre actualité récente, le quotidien d’Haïti est celui des assassinats, des enlèvements, des pillages par les gangs poussant sur un terreau de corruption des élites. Il y a aussi les inondations et surtout les tremblements de terre de 2010 et 2021, emportant des dizaines de milliers de morts…

À l’est, ce n’est guère mieux avec la dictature de Rafael Trujillo de 1930 à 1961 dont Mario Vargas Llosa racontera les derniers jours dans son livre La Fête au bouc (Gallimard, 2004). Un dictateur qui, au-delà de s’approprier terres et commerces, n’hésitera pas en 1937 à faire assassiner à la machette les ouvriers haïtiens des plantations de canne à sucre. Le massacre du Persil, plusieurs dizaines de milliers de morts, hommes, femmes et enfants. C’est là, en République dominicaine, que commence, des années après, le récit-roman de Catherine Bardon et qu’une autre actualité nous interpelle. Car ces coupeurs de canne à sucre, en vérité des esclaves, vivent dans des camps de fortune, ces bateyes où, à la moindre pluie, ils pataugent dans la boue, où les jours et les nuits se répètent indéfiniment pareils entre travail, épuisement et faim. Le néant. Tout se passe, pour être précis, à Lecheria pour Maria Carmen et André Pierre, à deux pas de la bourgade Villa Altagracia. Leur rêve fait en Haïti d’une autre vie s’est fracassé en décidant de monter dans un camion en partance pour l’ouest. Et parmi leurs nombreux enfants, Sonia, ou Solange, ou encore Solain, née le 4 juin 1963. Ce sera Sonia Pierre. Anselme, le missionnaire belge, chargé de donner des rudiments de connaissances à cette ribambelle de gamins du campement, l’appellera toujours ainsi. Sonia Pierre. L’ombre du grand manguier où les enfants l’écoutaient ne quittera jamais Sonia. Cette rencontre aura été décisive et sa volonté farouche va la conduire ailleurs, loin du batey, au collège où se parle l’espagnol, loin de son créole natif et, après l’obtention d’une bourse, jusqu’à l’université de La Havane. Pour enfin revenir comme avocate défendre ces immigrés haïtiens dont elle aura compris, en manifestant avec eux encore adolescente, qu’ils n’avaient aucun droit.

batey République Dominicaine Eriona Culaj
Familles de coupeurs de cannes haïtiens dans un batey de République Dominicaine. Photo :Eriona Culaj

Sonia en fera le combat de sa vie et il commence par la création du Movimiento de Mujeres Dominico-Haitianas, une association qu’elle présidera jusqu’à sa mort. Car il s’agit bien ici d’une histoire vraie, une biographie romancée dans ses deux premières parties, les plus réussies car nous y trouvons une réalité parfaitement maîtrisée par l’auteure, une atmosphère et des couleurs qui nous viennent droit des caraïbes et qui collent à la peau de ses personnages. La troisième partie, plus factuelle, rassemble en grandes enjambées les batailles gagnées et perdues devant les instances internationales pour ces immigrés devenus apatrides. Nés dans une République dominicaine leur refusant cette nationalité, ils ne sont que des étrangers en Haïti. Malgré les soutiens les plus prestigieux qui soient et les distinctions qui l’accompagneront sur son chemin, elle s’épuisera dans son combat. À 48 ans, ce 4 décembre 2011. Son combat est poursuivi aujourd’hui par d’autres. Pour les mêmes droits de l’homme et de la femme. Une mémoire vivante.

Cette île Hispaniola nous aura beaucoup donné en littérature et, après la lecture de ce livre, je vous invite à en ouvrir d’autres. Ceux de René Depestre, Dany Laferrière, Evelyne et Lyonel Trouillot, de Yanick Lahens par exemple. La République dominicaine est tout aussi généreuse pour nous avec Juan Bosch, Julia Alvarez, Junot Diaz, Rita Indiana et Rey Andújar même s’ils sont moins connus en France. Si eux ne sont pas tous apatrides, ils sont pour la plupart exilés et parcourent le monde à chercher pourquoi aujourd’hui nous avons encore un tel monde à notre porte.

Une femme debout Catherine Bardon
Une femme debout de Catherine Bardon, éditions Les Escales, 2024

Une femme debout de Catherine Bardon. Les Escales éditions. Parution : 4 janvier 2024. 288 pages. 21€.

Article précédentBrest. Découvrez Création Skinless, une installation de Théo Mercier les 13 et 14 mars
Article suivantRennes. Le jeu de rôle gagne du terrain…
Jean-Louis Coatrieux
Jean-Louis Coatrieux est spécialiste de l’imagerie numérique médicale, écrivain et essayiste. Il a publié de nombreux ouvrages, notamment aux éditions La Part Commune et Riveneuve éditions.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici