« Personne ne sait ce que fut sa vie, son regard, son talent » : Voilà qui pourrait être l’épitaphe de Vivian Maier (1926-2009), photographe dont l’œuvre fut découverte il y a peu, par un de ces hasards de la vie qui font le bonheur des romanciers et des biographes. Du 15 septembre 2021 au 16 janvier 2022, le musée du Luxembourg, à Paris, propose une exposition sur les travaux de la photographe. En 2019, l’autrice Gaëlle Josse avait plongé dans la vie étrange, insolite et malheureuse de cette femme avec la sensibilité, la délicatesse et l’émotion qui font la beauté de chacun de ses textes, et nous livre le portrait de Vivian, ténue et énigmatique figure d’Une femme en contre-jour.
La couverture du livre nous montre le visage d’une femme sans joie ni tristesse, attentive, grave, presqu’austère, cheveux courts façon garçonne. D’ailleurs est-ce une femme ou un homme qui pose là, mains sur les hanches, regardant fixement l’objectif d’un boîtier photographique ? La silhouette quelque peu asexuée du sujet pourrait en faire douter.
Elle est une femme, néanmoins, vêtue, comme pour ajouter à la banalité et la transparence du personnage, d’une robe sans élégance ni coquetterie, un vêtement du quotidien le plus simple. Cette femme est Vivian Maier, née et morte en Amérique du Nord d’une famille originaire des Alpes françaises, une photographe qu’on voit là dans l’un de ses autoportraits, genre qu’elle affectionnait par-dessus tout, réalisé parmi tant d’autres, comme pour « vérifier sa propre présence au monde ».
Une présence étrange à beaucoup, celle d’une femme effacée, « ombre grise, anonyme », malmenée dans une vie de famille incohérente, en perdition, écartelée entre Amérique et Europe et qui s’intéressera, par compassion et « reflet de sa propre histoire », aux vies minuscules et tragiques de ses frères et sœurs du malheur social et de l’oubli, tous gens simples et démunis, sans abri et laissés pour compte du rêve américain, errant dans les rues de New York, de Chicago ou de Washington.
La grande Amérique, […] société brutale, n’a pas de pitié pour ses pauvres.
La vie de cette femme est une énigme autant qu’une révélation pour Gaëlle Josse qui a rencontré au fil de ses recherches une artiste d’exception, au parcours familial et personnel erratique, dont le seul ancrage fut la photographie et les innombrables clichés qu’elle en tira, passion d’une vie ignorée du public jusqu’après son trépas. Comment s’en étonner ?
Miss Maier ne parle jamais d’elle. Le secret, le silence : leitmotiv de sa vie.
L’œuvre – des milliers de tirages papier, planches-contacts ou négatifs jamais développés – a été achetée en vente publique un jour de 2007 par un collectionneur, un certain John Maloof, historien amateur à la recherche de document sur l’histoire de la ville de Chicago. L’érudit local fut à deux doigts d’abandonner son butin, faute d’intéresser les chercheurs et autres conservateurs de musées, indifférents à ces clichés d’une parfaite inconnue dans le monde de la photo. John Maloof apprendra par témoignages et recoupements que Vivian Maier fut, sa vie durant – il fallait bien vivre et survivre – « gouvernante d’enfants des milieux aisés, jusqu’en 1980 environ ». Nurse chez les riches, voilà donc sa vie sociale vite résumée.
Piqué au vif par cette indifférence académique et muséale, le collectionneur quelque peu défait et contrarié organisera une exposition des clichés tirés de son « fatras de photos ». Et ce fut immédiatement l’enthousiasme des premiers visiteurs de la galerie et la naissance d’une nouvelle étoile de la photographie humaniste et sociale qui montrait là
des existences âpres, des enfances meurtries, la misère, celle qui dort recroquevillée sur le pavé.
On la compara vite à Diane Arbus ou Dorothea Lange, ces rares femmes entrées au panthéon de l’iconographie américaine du XXe siècle. L’audace du jeune collectionneur fut payante et le coup de poker de l’exposition un coup de génie : les quatre cents dollars de l’achat de ces vieux cartons improbables bourrés de papiers divers et de photos en total désordre le feront dépositaire et propriétaire exclusif du futur et glorieux fonds Maier que les collectionneurs s’arracheront désormais !
Les cimaises de l’exposition montreront les visages des exclus et des pauvres, des « scènes de disgrâce, de désespoir, d’abandon » saisies dans le plus sobre des gestes photographiques, sans l’ombre d’un voyeurisme ou d’une complaisance quelconque. Vivian, emplie d’une pitié vraie, avait vécu au plus près de ces pauvres hères et en connaissait la misérable condition.
Mais si Une femme en contre-jour nous donne à voir la soudaine éclosion d’une œuvre photographique inédite, le récit de Gaëlle Josse nous montre aussi une femme singulière, auteur et jouet tout ensemble d’un parcours de vie fait « de blessures, de ruptures, de secrets familiaux éprouvants, et d’une abyssale solitude ». Cette femme aura touché en plein cœur et fasciné Gaëlle Josse, romancière à l’écriture délicate, vibrante d’émotion et d’empathie, sensible aux destins de femmes en errance et déshérence. Vivian Maier fut de celle-là, être hors norme, à l’identité incertaine : Von Meyer, Meyer, Mayer, Meier, autant de noms de famille qu’on a pu lui donner et qui ont contribué à la confusion d’un personnage qui jamais ne chercha à s’échapper du flou, de l’incertain, de l’effacement, de l’ombre et du secret qui l’ont continûment enveloppé.
Voilà bien des traits, en effet, qui ont fait la singularité et la force des personnages campés, réels ou imaginaires, par Gaëlle Josse : la mère arrachée à son fils perdu en mer d’Une longue impatience, la jeune fille séparé de Franz, son malheureux professeur de piano d’Un été à quatre mains, Magdalena, silhouette et voix fragile des Heures silencieuses, enfin toutes ces vies malmenées, elles aussi, d’hommes, de femmes et d’enfants migrants venus de la lointaine Europe, débarqués sur les rives new yorkaises sous le regard plein de pitié du Dernier gardien d’Ellis Island.
Découvrir et révéler autant que faire se peut la figure de Vivian Maier, c’est
« faire passer un peu de lumière dans l’opacité des êtres, dans leur mystère, leur fragilité, leurs errances, et dire ce qu’on entrevoit, ce qu’on devine, ce qui se dérobe. Assemblage unique pour chacun de chair et de rêves », Gaëlle Josse.
Comme dans l’autoportrait mis en abîme que nous montre la couverture du livre, la romancière a plongé dans le mystère sans fond de la vie de cette photographe qui se voulut invisible pour mieux voir et donner à voir ces malheureux qui l’entouraient et lui ressemblaient. Vivian Maier a cherché
inlassablement à sauver du néant et de l’oubli le visage des exclus, des marginaux, des êtres usés, brisés.
Cette artiste fut « une effacée magnifique, de la famille des perdus, des perdants, des abandonnés » comme le furent Ossip Mandelstam, Fernando Pessoa, Franz Schubert, nous rappelle Gaëlle Josse, « tous ceux de l’anéantissement, de l’inutile, des miracles ignorés […]. Humbles existences qui ne savent que traverser le monde, voir le monde, dire le monde sans s’en emparer, en vainqueurs ou en conquérants. Vivian, et tant d’autres. Les voyants, ces invisibles ».
Une femme en contre-jour est un récit sobre, intense et bouleversant, à lire toute affaire cessante.
Une femme en contre-jour de Gaëlle Josse, Éditions Notabilia, parution : 7 mars 2019, ISBN : 978-2-88250-568-2, 14 euros.
Réédité en format poche aux éditions J’ai lu (Paru le 19/08/2020)