Dans Une lubie de M.Fortune, Sylvia Townsend Warner peint le tableau de Timothée Fortune (nom prometteur pour un héros de fiction), employé de banque à la Lloyds de Londres, vite lassé du métier d’argent, gagné par la foi, devenu théologien puis diacre. Il décide d’aller faire œuvre d’évangélisation à l’autre bout du monde, en Polynésie, parmi la population de l’archipel de Rarotonga. Sa hiérarchie, réticente, le laisse partir, malgré tout, sur ce bout de terre qui se révélera idyllique pour Timothée, aux antipodes de sa grise Angleterre natale.
« une île au ciel palpitant, semblable à l’île des livres de contes […] une île prodigue où l’on pouvait toujours secouer un arbre pour en faire tomber les fruits ou tirer un poisson de l’eau. »
L’œuvre de conversion s’avérera des plus modestes, ne touchant qu’un seul autochtone, l’adolescent Lueli, baptisé Théodore par la volonté évangélisatrice de Timothée. Lueli, jeune garçon à « l’amabilité […] qui avait fait de lui le favori du village » et à la beauté confondante, « comme si le sang d’une lignée de fées coulait dans ses veines » deviendra le disciple, d’apparence du moins, mais surtout l’ami véritable, et inséparable, de Timothée. Non sans difficulté certes, la liberté et l’innocence du jeune homme (et des populations de l’île) s’accordant mal avec la nouvelle discipline et les rites chrétiens voulus par notre évangélisateur. Non sans ambiguïté non plus : « En son for intérieur, ce que [Timothée] admirait, c’était le beau jeune homme et son odeur de mer. »
Une fugue de quelques jours du jeune garçon jettera Timothée dans les affres d’un tourment quasi amoureux. Mais la beauté de l’île a son revers : le volcan qui la domine se réveille soudain et fait trembler la terre jusqu’à la destruction et la mort. Le séisme agit aussi dans l’esprit et le cœur de Timothée : il en perd la foi en son Dieu. Mais, en revanche, l’esprit et le cœur sont gagnés par le charme irrésistible et la bonté contagieuse de cette civilisation pacifique, à l’opposé de la froide et dominatrice Angleterre.
Ce roman est né d’une histoire authentique, relatée dans la correspondance d’une femme missionnaire sur ce même archipel, et découverte par hasard par Sylvia Townsend Warner. Notre romancière britannique en a fait un récit (publié en Grande-Bretagne en 1927) aux allures de conte philosophique, où s’exprime une infinie tendresse pour les « sauvages » foncièrement bons et généreux, victimes de l’intrusion conquérante et prédatrice de l’homme blanc dit « civilisé », en l’occurrence les clergymen évangélisateurs, figures parfaites des colons, au mépris insondable et désespérant face aux populations lointaines. Ces peuples ultra-marins qui n’ont, prévient l’un des maîtres en théologie de Timothée avant son départ, « aucune moralité, toujours occupés à chanter et à danser. […]. Il en va de même pour tous les indigènes [qui] ne connaissent pas les mots chasteté et gratitude. » Timothée Fortune prend progressivement conscience de l’effet dévastateur de l’homme occidental, évangélisateur, qui se sert de Dieu dans une entreprise de vaste « confiscation européenne qui oppose les canonnières aux pirogues. »
Ce texte, tour à tour bouleversant, drôle, lyrique, est la sensible et belle expression d’un combat contre le colonialisme de l’homme européen qui « se prend pour le centre de l’univers […] métamorphosé en homme de pierre par le sentiment paroxystique de son bon droit », face à l’autre, l’indigène, l’être différent dont l’Occident prétend écraser toute individualité, originalité et spiritualité.
Sylvia Townsend Warner est une importante romancière, poète, et novelliste du XXe siècle des Lettres britanniques, un auteur insolite et insolent, fortement engagé sur le terrain des mœurs et de la politique, nous dit le poète Jacques Roubaud dans l’admiratif texte de présentation qu’il a consacré à ce beau et sensible roman à lire absolument.